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Lorsque Blake ouvrit solennellement les portes, la découverte du grand salon fit son petit effet.

— Tu nous reçois comme des rois ! s’exclama Melissa.

— Comme des gens que j’aime…, sourit Nathalie.

Blake tira la chaise de Melissa.

— Si vous voulez vous donner la peine…

Mme Ward évitait le regard d’Andrew. Contrairement à son mari, elle ne semblait pas amusée par son embarras. Le majordome installa ensuite M. Ward. Au moment où Richard prit place, Andrew lui écrasa discrètement le pied en lui souriant. L’invité serra les dents et remercia poliment. Blake s’occupa ensuite de Madame, admirant au passage son allure et ses gestes à qui le bonheur de ces retrouvailles avait redonné toute leur grâce. Andrew nota qu’elle ne portait aucun bijou à l’exception de son alliance. Un collier aurait pourtant été du plus bel effet sur son décolleté. Mme Beauvillier annonça :

— Je sais qu’en Angleterre, il est souvent d’usage que les gens de service déplient votre serviette et la placent sur vos genoux, mais ce geste est très inhabituel en France… Mais si vous le souhaitez, M. Blake pourra…

Melissa et Richard s’empressèrent de déplier les leurs eux-mêmes. Ward commenta :

— Je trouve toujours amusant de constater que nos pays, pourtant voisins, ont des usages si différents.

Melissa se mit à rire :

— Te souviens-tu de cette prof qui nous avait fait travailler sur les mots que chaque pays avait empruntés à l’autre ?

— Bien sûr ! dit Nathalie. Mme Sarenson ! Une folle habillée comme un épouvantail.

— Elle disait que, sans les Anglais, les Français ne pourraient pas parler de parking, de week-end, ni de W-C, ni de club, ni de sandwich d’ailleurs ! Plus de dockers, ni de déodorants. Les froggies ne seraient ni désappointés, ni fair-play, privés de pull-overs, de freezers, de hit-parades et de milk-shakes !

— Je ne sais pas si les kidnappings, les dealers et les fast-foods nous manqueraient, mais pour les gentlemen et les sex-symbols, votre apport est incontestable.

— Elle nous avait même obligées à apprendre un texte de son invention remplis de mots que les Anglais avaient adoptés des Français…

— J’avais oublié.

— « La femme fatale, chic, vêtue d’un déshabillé à la mode, prit un amuse-bouche en regardant le menu d’un air blasé. Elle laissa carte blanche à son chevalier servant qui, bien qu’un peu louche, lui avait donné rendez-vous pour lui parler de son pied-à-terre à Paris. Avec panache, ce bourgeois était prêt à tout pour sa protégée, dont il appréciait ce je-ne-sais-quoi. Pour elle, noblesse oblige, il irait même jusqu’au crime passionnel… » Ensuite, il était question de tour de force, de bijou, de nom de plume, mais je ne me souviens plus de tout.

C’est la vie !

Ward intervint :

— J’aime beaucoup la citation que l’on attribue à Surcouf, votre corsaire, même si elle nous met à mal.

— Quelle est-elle ?

— Alors qu’il affrontait notre flotte, un de nos amiraux chercha à l’humilier. Il lui dit : « Vous vous battez pour l’argent, nous nous battons pour l’honneur ! » Ce à quoi le Malouin répondit : « Chacun se bat pour ce qu’il n’a pas. »

Blake attendit que chacun ait arrêté de rire pour annoncer :

— En entrée, notre cordon-bleu vous a préparé des noix de coquilles Saint-Jacques à la mousseline d’orange. Bon appétit.


Le dîner se déroulait idéalement pour tout le monde sauf pour Blake. Il profitait de ses passages à l’office pour décompresser. Comme un naufragé en train de se noyer, il s’évertuait à reprendre une bouffée d’air avant de replonger. Par deux fois, il avait éprouvé le besoin de se passer de l’eau fraîche sur le visage. Cette soirée le perturbait. La présence de Richard, à qui il ne pouvait pas parler bien qu’étant si proche, et la distance que lui témoignait Melissa d’habitude si chaleureuse l’obligeaient à s’interroger sur sa place. Le fait de voir Mme Beauvillier si lumineuse l’interpellait aussi.

Manon venait de desservir lorsqu’il s’avança, une serviette parfaitement pliée sur son avant-bras gauche.

— Pour la suite, nous vous proposons un millefeuille de bœuf au foie gras et aux raisins, garni de pommes dauphine maison aux truffes.

Le repas se poursuivit sans fausse note. Madame et ses invités mélangeaient allègrement le français et l’anglais, l’un posant une question dans une langue et l’autre répondant dans une autre. En cuisine, Odile commençait à se détendre. La salade et le plateau de fromages étaient prêts et le dessert ne l’inquiétait pas. Elle n’avait jamais raté une crème brûlée.

— Andrew, vous tenez le choc ?

— C’est une drôle de soirée.

— À votre avis, ils sont satisfaits de ma cuisine ?

— Leurs assiettes reviennent vides. Je ne sais pas en France, mais en Angleterre, c’est un signe. Le couple est conquis, mais je crois que Madame est encore plus impressionnée par votre talent.

Rassurée, Odile s’essuya les mains en prenant son temps et s’autorisa une pause de quelques instants.


Lorsque Blake retourna au grand salon, la conversation avait évolué. Madame confiait :

— François avait besoin de moi pour le seconder. Je n’ai pas hésité à mettre ma carrière entre parenthèses. Je ne le regrette pas, d’ailleurs. Aucun métier ne m’aurait rendue plus heureuse que cet homme ne l’a fait.

— Les voies qui nous conduisent à trouver notre place dans la vie sont toujours étonnantes, commenta Ward.

Il se tourna soudain vers Blake et demanda :

— Par exemple, vous, monsieur, pourquoi êtes-vous devenu majordome ?

Andrew resta interdit. Madame l’encouragea :

— Ne soyez pas timide, monsieur Blake. Dites-nous.

L’esprit d’Andrew bascula dans la confusion la plus totale. Au garde-à-vous devant les convives, il fixait son meilleur ami qu’il n’était pas censé connaître, pressé de répondre à une question impossible posée par la patronne qu’il servait en mentant depuis des mois.

— Je ne sais pas…, balbutia-t-il. Je ne me suis jamais posé la question.

Avait-il répondu en français ou en anglais ? Il était incapable de le savoir. Tous les regards étaient rivés sur lui. Au-delà de son désarroi, une seule réponse s’imposa à lui :

— J’ai pratiqué beaucoup de métiers. Avec le recul, je dois admettre qu’à chaque fois, la fonction avait à mes yeux moins d’importance que ceux avec qui je devais l’accomplir. La proximité, les échanges, l’entraide, le fait de partager un but commun… Tout ce qui fait la vie. Très vite, le métier lui-même est devenu secondaire au profit des relations humaines. J’ai d’abord vécu cela avec mon père, puis avec la plupart de ceux que j’ai croisés. Au fond, je pense que j’aime prendre soin des gens. Je ne sais pas si c’est un métier, mais c’est à cela que j’aurais aimé pouvoir consacrer toute ma vie.

Ses mots s’achevèrent dans un silence absolu. Nathalie, Melissa et Richard les avaient reçus chacun à leur façon, mais tous les avaient trouvés bien plus puissants que ce que la nature de la discussion laissait présager.

Pour se donner une contenance, Ward but une gorgée de vin. Tout le monde s’attendait à voir Blake retrouver son attitude de majordome déférent. La conversation allait reprendre entre convives. Pourtant, contre toute attente, Andrew ajouta :

— Monsieur a raison. Les chemins qui conduisent à trouver notre place sont souvent surprenants. Je me souviens d’un bon ami qui, tout jeune, habitait près d’une grande route dans la campagne anglaise. Chaque matin, il se désespérait de trouver des hérissons morts sur le bas-côté. Je l’ai vu plus d’une fois pleurer ces petites créatures qu’il enterrait au fond du jardin de ses parents. Bien des années plus tard, devenu jeune ingénieur, il n’en parlait plus jamais. Pourtant, il a remporté le concours qui a lancé sa brillante carrière grâce à une étude sur des fossés spéciaux et des tunnels qui protégeaient la faune des campagnes. Est-ce le chemin parcouru qui fait de nous ce que nous sommes, ou bien choisissons-nous notre voie en fonction de ce qui nous touche ?

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