La petite voiture filait dans le matin, Andrew était au volant et Philippe cramponné à l’accoudoir.
— Andrew, franchement, ton plan, je ne le sens pas bien du tout. Et par pitié, roule moins vite, c’est gelé.
— Il n’y a que deux façons de procéder : convaincre ou terrifier. Avec les abrutis, la terreur est toujours plus efficace. On se fatigue moins, ça va plus vite. Pas de phrases compliquées, pas d’imparfait du subjonctif. Juste l’impératif. Tu as ta cagoule ?
— J’ai pas envie de finir en taule.
— Fais-moi confiance.
— Et si elle nous reconnaît ?
— Impossible.
— Juste parce que tu portes mes vêtements et que je porte les tiens ?
— Le stress retire plus de la moitié des capacités de réflexion et, dans son cas à elle, il ne va pas rester grand-chose…
— Tu expliqueras ça au juge. En attendant, on a l’air de deux clowns, toi parce que c’est trop petit et moi parce que c’est beaucoup trop grand.
— Tu as choisi ton accent ?
— Ne recommence pas avec ça. C’est pas possible, ils ont dû te faire quelque chose à l’hôpital ! Tu es le fruit d’une expérience ratée. En essayant de soigner ta mémoire, ils ont réveillé une partie secrète de ton cortex. Ta tête a pris feu et ils t’ont éteint à coups de pelle. Résultat, c’est bibi qui va trinquer.
— Quelle expression stupide ! « C’est bibi qui va trinquer… » Et il va trinquer avec quoi, bibi ? Son apéritif capable de dissoudre les portes blindées ?
— Andrew, j’ai peur.
— Tu crois en Dieu ?
— Pas vraiment.
— Dommage, je t’aurais fait gober qu’il veillait sur nous. Tu peux toujours te dire que notre cause est juste.
— Ce matin, j’ai été obligé de mentir à Odile. Je n’aime pas ça.
— J’ai vu qu’elle te réparait ton pull avec beaucoup d’a…
— Avec une aiguille, l’arrêta Philippe. Rien d’autre. C’est la faute des chatons. Pendant notre dîner, ils ne nous ont pas laissé une seule minute de répit. Toujours à sauter sur la table, à essayer d’attraper ce qui bouge, à tirer sur la laine de mon pull ou à se casser la figure du haut du frigo. Ceci dit, on a bien rigolé. Ils sont vraiment mignons.
— « Votre » dîner ?
— Vas-y, moque-toi.
— Tu ne lui as pas jeté la salière, au moins ?
— On a parlé de plein de choses. C’était super.
— Tant mieux. Tu sais, Odile me parle souvent de toi. Elle trouve que tu es un homme surprenant, plein de qualités et de ressources. Elle m’a même dit que tu avais un petit grain de folie qui lui plaisait bien…
— C’est vrai ?
— On arrive, prépare-toi.
Philippe retomba de l’autre côté de la clôture et aida Andrew à la passer.
— Tu es certain qu’elle est seule ?
— À force de l’entendre raconter sa vie, j’ai récolté quelques infos.
En se faufilant entre les arbustes enneigés, ils contournèrent la belle maison cossue. Ayant repéré la véranda, Blake fit signe à son complice de s’arrêter à couvert.
— Mets tes gants et ta cagoule.
— Pourquoi c’est moi qui aurais la verte ? C’est nul, ça va me faire des yeux de mort-vivant. J’en aurais voulu une comme la tienne…
Blake lui arracha sa cagoule des mains et lui donna la sienne, noire. Tout content, Magnier l’enfila.
— Ça fait quand même plus classe, on dirait une tenue de commando.
Andrew couvrit son visage et ajusta ses lunettes dans les trous des yeux. Magnier le dévisagea.
— Exactement ce que je disais. Ça te fait un regard de poisson crevé.
Tout à coup sérieux, il ajouta :
— Andrew, on peut encore tout arrêter.
— À partir de maintenant, z’est Helmut.
— Oh non, par pitié…
— Et toi ?
L’air atterré et la voix lasse, le régisseur finit par répondre :
— Moi, c’est Luigi…
— Ach ! Guten tag, Luigi.
— Mon Dieu…
— Tu n’y crois pas. Pourquoi viendrait-il te sauver ?
Blake s’élança dans l’espace découvert pour rallier la porte de la véranda. Il souleva la jardinière située à côté et trouva la clé de secours. Il ouvrit et se glissa dans la maison. Magnier était sur ses talons. Le duo passa de pièce en pièce, façon forces spéciales. La cuisine, le patio, la bibliothèque et l’entrée étaient clear.
— Ta cagoule me gratte, gémit Philippe. Si ça se trouve, je suis en train de choper tes poux.
Alors qu’ils approchaient de la salle à manger, Andrew entendit du bruit à l’étage. Il désigna l’escalier à son acolyte. Ils montèrent marche après marche, sur la pointe des pieds. Soudain, Blake sortit de son manteau — ou plutôt de celui de Philippe — un pistolet en plastique qu’il avait emprunté à Yanis. À voix basse, Magnier protesta :
— C’est pas vrai ! Tu vas pas lui coller ça sous le nez ?
— Nicht commentaire ! Verboten commentaire ! Luigi confiance.
— Je suis pressé de t’entendre t’expliquer aux flics dans ton espéranto pourri.
Un bruit de tiroir que l’on referme résonna au fond du couloir, dans une chambre ou une salle de bains.
— Si elle est à poil, je te préviens, je vomis.
Les deux hommes remontèrent le couloir en rasant le mur. Aucun doute, Mme Berliner se trouvait dans la prochaine pièce, dont la porte était ouverte. Avec ses doigts, Blake décompta de trois à zéro. Puis il bondit devant l’entrée de la pièce en brandissant son arme. Il n’avait pas fait cela depuis son sixième anniversaire, quand il avait son déguisement de super-héros et qu’il épouvantait sa mère. Mme Berliner était en train de finir de s’habiller. En le voyant surgir de nulle part, bien campé sur ses jambes, elle poussa un hurlement.
— Fous, pas crier ! Z’est un hold-up ! Si fous chantille, fous kein problem.
La femme était à moitié terrifiée, à moitié incrédule. Elle regardait ses deux agresseurs mal fagotés — dont un seul, bigleux, avait une arme, toute petite.
— Bichoux ! Schnell !
Bien que recroquevillée sur elle-même et morte de trouille, elle répondit :
— Pas compris. Quoi vous dire ?
— Nous foulons les bichoux ! Rapidement ou alors gross problem !
Luigi jetait des regards incrédules à Helmut. Comment en étaient-ils arrivés là ?
Mme Berliner désigna un coffret sur sa coiffeuse. Blake confia son arme à Magnier pour qu’il la tienne en joue.
Philippe résista :
— No pas volaré le pistoléro, Luigi pétocho…
Mais devant le regard insistant de son complice, il céda. Blake renversa le coffret à bijoux — ce qui fit encore crier Mme Berliner. Il ne découvrit pas ce qu’il cherchait. Il se retourna et pointa vers elle un doigt accusateur :
— Fous mentir ! Autres bichoux ! Où être ? Schnell !
Magnier crut bon d’ajouter :
— Pronto rapidissimo !
Complètement paniquée, Mme Berliner désigna sa commode.
— Primo tiroir. Mais vous promettre pas faire mal à moi.
Blake découvrit un petit sac de velours dans lequel étaient rassemblés tous les bijoux vendus par Nathalie. Il déversa le contenu sur le lit et s’empara de deux bagues — dont l’émeraude —, de trois bracelets et d’un magnifique collier. Il reprit le revolver des mains de Philippe et s’approcha de sa victime.
— Si vous telefonieren polizei, nous refenir et gross problem. Verstand ?
— Si senõr ! répondit la femme qui tremblait de tout son corps. Moi dire rien, nada, nib, que pouik. Juré craché.
Philippe était prêt à repartir. La cagoule le démangeait de plus en plus et il suait à grosses gouttes. Tout à coup, Blake plongea la main dans sa poche intérieure et en tira une liasse de billets qu’il jeta sur le lit de Mme Berliner. La femme ne savait plus quoi penser. Magnier ouvrit de grands yeux.
— Ma quéz qué tou fais ?
— Luigi confiance.
— Perqué pognon à la vieille bique ?
— Kein réflexion.
— Helmut frappatoque.
Blake se retourna vers la femme :
— Dédommagement. Fous allez tout oublier. Si parler, ich come back, und, für sich, kolossal katastrof !
Mme Berliner regardait alternativement les billets et le dingue qui sautillait devant elle, avec l’autre petit derrière qui devait souffrir de la même maladie mentale.
— Ich compris. Jamais parler.
Les deux hommes prirent la fuite sans aucune dignité. À mi-chemin du retour, Philippe exigea qu’Andrew stoppe la voiture au milieu de nulle part. Il sauta du véhicule et se précipita dans le fossé enneigé pour vomir. Blake se demanda pourquoi. Après tout, Mme Berliner était dans une tenue tout à fait décente.