22

À force de marcher, une fois les douleurs des premiers jours surmontées, Blake devait admettre qu’il se sentait plus véloce. Il commençait même à connaître les pièges de l’allée qui menait au fond du parc. En pensant à son accrochage avec Odile, il eut un petit sourire. Étrangement, il n’arrivait pas à lui en vouloir.

Lorsqu’il frappa à la porte de Magnier, Youpla se mit aussitôt à aboyer, mais son maître ne vint pas ouvrir. Blake regarda aux alentours. Dans la nuit juste tombée, il ne distinguait plus grand-chose.

— Philippe ? appela-t-il à la cantonade.

Pas de réponse côté parc. Soudain, la porte s’ouvrit et Youpla se jeta dans ses jambes. Blake lui frictionna la tête pendant que le chien lui reniflait le pantalon, sans doute intrigué par l’odeur de Méphisto.

— Bonsoir, Andrew, je ne m’attendais pas…

— Odile m’a jeté dehors parce que j’ai osé faire une remarque, alors je suis venu te demander asile.

— Je ne ferme jamais ma porte à un réfugié politique. Entre.

Malgré sa plaisanterie, Philippe manquait d’enthousiasme. Andrew le remarqua.

— Je ne te dérange pas ?

— J’allais mettre le couvert. On va partager la gamelle qu’Odile m’a préparée.

— Une sorte de ratatouille avec de la viande, mais je n’ai pas réussi à identifier.

Andrew tira une chaise et s’assit. Youpla n’arrêtait pas de faire des allées et venues jusqu’à la chambre, dont la porte était close. Magnier déclara :

— Tu as raison, on va réparer l’interphone entre ici et l’office. Ce sera plus simple.

Philippe posa les couverts pendant que le micro-ondes réchauffait le plat d’Odile. Tout à coup, il dit :

— Tu m’excuses un moment, je crois que j’ai oublié de fermer la fenêtre de la salle de bains. J’ai pas envie qu’une bestiole entre.

Il s’éclipsa dans sa chambre. Le chien tenta de le suivre, mais Magnier le repoussa. Il s’appliqua à fermer la porte derrière lui et l’animal resta à fixer la poignée en remuant la queue.

— Toi aussi, tu trouves ça étrange ? lui souffla Blake. Mais tu sais sans doute des choses que j’ignore.

Magnier revint rapidement, à peine plus détendu.

— Des fois, je perds un peu la boule, lâcha-t-il en guise d’excuse.

Il partagea sa portion entre son assiette et celle d’Andrew.

— Alors comme ça, Odile s’est encore énervée ?

— Elle démarre vite. Il est vrai que j’aime bien la taquiner.

Magnier s’assit et goûta le plat.

— Bon appétit, fit Andrew, et merci de m’accueillir.

À la première bouchée, les deux hommes se regardèrent.

— Ça me rappelle la cantine de l’usine, fit Magnier.

— Ça me rappelle un petit resto fermé par la police parce qu’ils cuisinaient du rat.

— Impossible, Andrew : Odile ne ferait pas ça, elle en a trop peur.

— À la guerre comme à la guerre… On dit miam miam chez vous, c’est ça ?

— Exact. Et chez vous ?

Yum yum.

— C’est ridicule ! Ça ne correspond pas du tout au bruit.

— Au bruit de quoi ? Tu crois qu’un coq fait réellement cocorico ?

— Chez vous il fait quoi ? Coin coin ?

Cock-a-doodle-do.

— Pauvre bête ! Vous leur donnez quoi à bouffer ?

Un grand vacarme venu de la chambre fit sursauter Magnier. Il se précipita en refermant derrière lui. Andrew crut l’entendre chuchoter, puis une voix aiguë lui répondit. Une voix d’enfant.

— C’est pas ma faute ! se défendait le gamin.

Lorsque la porte s’ouvrit à nouveau, Magnier était livide. Youpla s’engouffra dans la pièce. Un garçon apparut sur le seuil, les cheveux noirs, le teint mat, environ quatorze ans. Philippe suppliait Andrew du regard.

— Ne va rien t’imaginer. Je vais t’expliquer.

— Pourquoi voudrais-tu que je m’imagine quelque chose ? J’arrive chez toi à l’improviste. Si tu as un enfant caché, ce n’est pas mon affaire…

— C’est pas mon père ! s’exclama le gamin sans aucune timidité.

— Bonsoir, jeune homme, lui répondit Blake. Je m’appelle Andrew, et vous ?

— Yanis. J’habite la cité des Tourterelles, bâtiment 2. Si vous venez pour le Coca…

Philippe fit signe au petit de se taire.

— Yanis me donne un coup de main pour les courses, expliqua-t-il. C’est tout.

Blake étudia l’enfant. Silhouette mince, pas très grand : c’était bien lui qu’il avait aperçu de la colline l’autre soir. Philippe ajouta une troisième assiette.

— Yanis, va chercher le tabouret dans la chambre et viens manger avec nous.

Le régisseur partagea sa part une fois de plus et se laissa glisser sur sa chaise en soupirant.

— Ça m’arrangerait que vous n’en parliez à personne au manoir…

— En cas de grand stress, on repasse au vouvoiement ?

— C’est une histoire compliquée.

— Rien ne t’oblige à me la raconter. Tout va bien.

Le petit revint avec son siège et une balle pour le chien, qui sautait déjà pour l’attraper.

— J’ai connu Yanis voilà plus d’un an, commença Philippe. Je faisais les courses au supermarché de son quartier. J’y vais parce que c’est plus près pour moi, vu que je suis en vélo avec ma charrette. En coupant par les bois du domaine, on arrive juste au-dessus de la ville, presque au pied des immeubles. Mais ce n’est pas l’important. C’était un jeudi, je faisais les courses et le petit s’est fait piquer en train de voler un paquet de gâteaux qu’il avait caché sous son t-shirt.

— J’allais le payer, argumenta l’enfant, je jure que j’allais le payer !

— Ne jure pas, Yanis, gronda Magnier. Tu n’avais pas d’argent et quand les agents de sécurité t’ont pris, tu t’apprêtais à sortir du magasin.

— C’est pas vrai…

Philippe secoua la tête et reprit :

— Le voir entre les vigiles, ça m’a fait de la peine. Alors j’ai payé son paquet pour qu’ils le laissent filer. Et puis pour l’occuper, je lui ai proposé de m’aider.

— Vous aviez dit une fois, s’insurgea le gamin. Je devais vous aider à faire les courses une fois, et puis après vous avez menacé de tout dire à ma mère si je ne continuais pas.

Magnier se redressa, gêné.

— Ce n’est pas aussi simple.

— Et depuis, résuma Blake, le gamin fait les courses pour toi.

— Livraison comprise ! précisa le petit.

Philippe fit mine de s’emporter :

— Dis donc, tu n’es pas si maltraité que ça ! Je te nourris et je te donne un peu d’argent.

— Et l’école ? interrogea Blake.

Yanis baissa les yeux.

— J’y vais pas beaucoup.

Magnier intervint :

— Ils ne sont pas nombreux à y aller. Yanis et ceux de sa cité sont souvent livrés à eux-mêmes…

— Tu dois avoir faim, fit Blake à l’enfant. Mange.

L’enfant empoigna sa fourchette et dévora sa part. Les deux hommes le regardèrent manger à toute allure. À peine le garçon eut-il fini qu’il consulta sa montre.

— C’est l’heure. Ma mère va bientôt rentrer.

— Ne traîne pas, conseilla Philippe. Tu as la liste pour après-demain ?

— No problemo, répondit l’enfant.

Il s’agenouilla pour dire au revoir au chien, se mit à rire lorsque l’animal fourra son museau dans son cou puis quitta la maison.

Magnier n’osait pas regarder Andrew en face.

— Je sais ce que tu penses, fit le régisseur. Tu me méprises parce que j’abuse de la situation et que ce petit devrait faire autre chose que mes corvées.

— Ces mots sont ceux de ta propre conscience, Philippe, pas les miens. Par contre, je crois que l’on devrait pouvoir faire quelque chose de vraiment utile pour cet enfant.

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