18

Pour le quatrième jour consécutif, Blake posa délicatement son mystérieux appareil près du chat, qui se laissa caresser au passage.

— Je vais finir par percer ton secret, lui murmura-t-il.

La lumière matinale baignait la cuisine d’une clarté franche. Odile était à l’étage pour aider Madame à s’habiller. À 9 heures précises, Andrew entendit quelqu’un faire jouer la serrure d’une porte. Il passa dans le hall, mais le bruit ne venait pas de l’entrée. Il revint sur ses pas et, au bout du couloir ouest, aperçut une ombre qui se glissait furtivement. Si c’était Manon, pourquoi était-elle passée par la porte de service que personne n’utilisait jamais ? Et si ce n’était pas Manon ? Blake devait aller voir. D’un pas décidé, il se lança à la recherche de la silhouette. Personne dans la réserve, ni dans la buanderie. Il ouvrit la dernière porte avec précaution.

— Manon, vous êtes là ?

Dans le réduit des produits d’entretien, il découvrit la jeune femme. Elle s’affairait dans le fouillis d’une étagère située en hauteur.

— Bonjour, monsieur Blake. Comment allez-vous ?

Elle ne s’était pas retournée pour lui parler. Quelque chose ne tournait pas rond. Andrew hésita à la laisser tranquille, mais déceler un problème sans essayer de comprendre de quoi il retournait n’était vraiment pas dans sa nature.

— Je vais bien, merci. Et vous ?

— Cool, tout roule.

Même la voix de la jeune fille était bizarre. Andrew demanda :

— L’anniversaire de Justin s’est bien passé ? Vous avez eu le temps de tout préparer comme vous le vouliez ?

La jeune femme arrêta de chercher dans les flacons en soupirant. Elle se relâcha légèrement et posa le front contre l’étagère. Tout doucement, elle se mit à sangloter.

— Manon, qu’est-ce qui vous arrive ?

Andrew lui posa la main sur l’épaule. Elle ne fut pas immédiatement capable de répondre. Elle resta un moment à pleurer avant de souffler :

— Ça restera la pire soirée de ma vie.

— On ne réussit pas toujours à faire aussi bien que ce que l’on voudrait. Cela ne vaut sûrement pas que vous vous mettiez dans cet état-là.

Manon se retourna. Elle avait le visage ravagé de chagrin, les yeux gonflés et rougis par les larmes.

— C’est pas ça, dit-elle en reniflant. Il m’a quittée.

— Il vous a quittée le soir de son anniversaire ? Mais pourquoi ?

— Parce que c’est le plus gros des salauds.

— Il vous a bien dit quelque chose ?

— Justin ne veut pas d’enfant avec moi.

— Il est peut-être encore tôt pour envisager ce genre de projet…

— Pas vraiment. Je suis enceinte de deux mois et demi.

Andrew recula d’un pas. Manon ajouta :

— Je voulais lui faire la surprise. J’étais tellement heureuse de le lui annoncer à lui, en premier, le jour de ses vingt-six ans. Il a d’abord cru que je le faisais marcher, pour le tester. Quand il a été convaincu que c’était vrai, il s’est mis en colère. Il m’a accusée de l’avoir fait exprès, mais c’est faux ! Il a dit que je prenais sa vie en otage et qu’il ne se laisserait pas faire. On s’est disputés et il est parti en jurant qu’on ne se reverrait jamais.

Dans la minuscule pièce, au milieu des étagères pleines de paquets, de bouteilles et de flacons, sous l’ampoule nue qui pendait du plafond, Andrew retourna un seau et fit signe à Manon de s’asseoir dessus. Il s’installa face à elle, sur une caisse de bouteilles consignées. Il attrapa un rouleau de papier toilette et le tendit à la jeune femme.

— Pour votre nez.

— Merci.

— En avez-vous parlé à votre mère ?

— Elle déteste Justin, elle m’a déjà interdit de le voir. Alors si elle apprend que je suis enceinte de lui, elle me chassera. Et puis, je veux le garder, ce bébé. Je l’élèverai toute seule ! Je veux le voir grandir. C’est mon petit, je me sens prête. Avec ma chance, ce sera le portrait craché de son père et je l’aurai tous les jours sous les yeux. Lui au moins, je pourrai le prendre dans mes bras…

Manon fondit à nouveau en larmes. Andrew lui toucha le poignet.

— Je peux vous donner mon avis ?

— Si vous voulez, monsieur Blake, mais ça ne changera rien. Justin est parti, j’attends un bébé pour mai, je vais encore rater mon concours et ma mère va me jeter dehors.

— Vous voyez tout en noir. Il faut vous détendre un peu et réfléchir.

— Vous en avez de bonnes ! C’est pas vous qui êtes à ma place. J’ai pas besoin de gens qui parlent comme les livres. Vous êtes gentil mais vous ne pouvez pas comprendre ce que je ressens…

— Cela va sans doute vous sembler difficile à envisager, Manon, mais j’ai eu votre âge. Je suis aussi le père d’une fille à peine plus grande que vous. Je peux également vous dire que même si je n’ai jamais été enceinte, je me souviens très bien de ce que j’ai pensé quand ma femme m’a appris que j’allais devenir papa. À l’époque, on voulait vraiment avoir un bébé, on l’espérait sincèrement. Pourtant, le soir où elle m’a annoncé que c’était en route, j’ai eu un sacré coup de panique. J’ai tout fait pour ne pas le lui montrer mais, à l’intérieur, pendant une fraction de seconde, j’ai eu envie de m’enfuir. Ma femme ne l’a jamais su. Vous êtes la première personne à qui j’en parle. Je n’ai cessé de me demander pourquoi j’avais eu cette réaction paradoxale. En quarante ans, je n’ai réussi à trouver qu’une partie de la réponse. Je crois que j’ai eu peur de la responsabilité que cela représentait. J’ai eu peur de ne plus avoir le droit d’être le jeune homme insouciant que j’étais. Pour être tout à fait honnête, je crois aussi que j’ai redouté que ma femme n’aime quelqu’un d’autre encore plus que moi. Cela n’excuse pas, mais ça explique peut-être.

Manon dévisageait Blake. Il reprit :

— Je ne connais pas Justin, mais je vais vous confier un secret : les hommes fonctionnent à peu près tous de manière identique. Nous avons beau paraître très différents et avoir des vies qui ne se ressemblent pas, ce sont les mêmes moteurs qui nous animent. Nous passons notre vie à gérer nos envies, au mieux nos devoirs, en fonction de nos moyens. Pour vous, les filles, c’est différent. Contrairement à nous, vous n’agissez jamais pour vous-mêmes. Votre vie n’est pas gouvernée par ce que vous voulez ou ce que vous pouvez, mais en fonction de ceux que vous aimez. Nous faisons toujours les choses dans un but, vous les accomplissez toujours pour quelqu’un.

— Ça veut dire que Justin va revenir ?

— Voilà bien l’esprit féminin si pratique face aux grandes théories abstraites des hommes. Cependant, vous avez raison, la vie est concrète. Je voudrais pouvoir vous rassurer, mais j’ignore si Justin va revenir. Pourtant, je comprends à la fois votre envie de lui annoncer cet heureux événement comme vous l’avez fait, et sa réaction.

— Il a eu peur ?

— Probablement. Au point de dire n’importe quoi.

— Il est jaloux du bébé ?

— C’est faire trop d’honneur aux hommes de croire qu’ils pensent si loin, si vite. Il s’attendait à ce que vous le célébriez lui, jeune et libre…

— … et vachement beau…

— Et vous lui avez annoncé que vous étiez liés et responsables d’un petit être pour le restant de vos jours.

Manon renifla un grand coup.

— Quelle truffe je fais…

— Voilà un jugement féminin bien rapide face aux hésitations des hommes. Vous avez fait ce qui vous semblait le mieux. Vous avez eu raison. Mais cela ne produit pas toujours l’effet escompté. Comment imaginiez-vous sa réaction ?

— Cela fait des semaines que j’en rêve. À force, j’en étais arrivée à une scène idéale. Il saute de joie, il me prend dans ses bras et me serre contre lui — mais pas trop fort parce qu’il a peur d’écraser le bébé — et puis il sort en courant pour aller chez le fleuriste. Là, il achète toutes les roses rouges qu’il trouve et revient me les offrir, un genou au sol, en me demandant en mariage.

— Vous avez au moins vu juste sur un point : il est sorti en courant.

— C’est pas gentil de vous moquer.

— Manon, j’essaie simplement de vous montrer que même dans les pires moments, tout n’est pas aussi sombre qu’on le pense. Vous êtes en bonne santé, le bébé aussi. Justin est toujours vivant. Tout est possible.

Manon se moucha à nouveau.

— Qu’est-ce que je dois faire ?

Un coup de sifflet strident résonna dans tout le manoir.

— Fin de partie, commenta Andrew. Je vais réfléchir.

— Odile doit me chercher depuis un moment, elle est sûrement à cran. Promettez-moi de ne rien lui dire.

— Promis. Par contre, je n’ose imaginer ce qu’elle va croire lorsqu’elle nous verra sortir tous les deux de ce cagibi…

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