Après un dîner rapide, Andrew aida Odile à débarrasser la table. Entre de longs silences, ils ne s’étaient parlé que de choses anodines. Blake en avait profité pour épier Méphisto, espérant le voir enfin ouvrir les yeux ou, mieux encore, surprendre un mouvement. Mais le chat maîtrisait à la perfection son rôle de sphinx empaillé. La bête s’était à nouveau éloignée des fourneaux, sans qu’Andrew puisse dire à quel moment. Du grand art.
Lorsque vint le moment de monter dans sa chambre, Blake ne se souvenait ni de ce qu’il avait mangé, ni de ce qu’Odile et lui s’étaient dit — sans doute un effet secondaire de l’infamie apéritive du régisseur.
— Bonsoir, madame Odile, et merci de m’avoir accepté à votre table.
— Aucun problème. Bonne nuit, monsieur Andrew. N’oubliez pas, demain matin, je vous retrouve ici à 6 heures et on entre dans le vif du sujet.
Andrew acquiesça et se dirigea vers la porte de l’office. Avant le seuil, il se retourna.
— « Madame Odile, monsieur Andrew »… Vous ne trouvez pas que ça fait un peu vieillot ? On pourrait peut-être s’appeler par nos prénoms…
— Je préfère encore le vieillot à une trop grande familiarité sociale, monsieur Andrew.
— Comme vous voudrez, même si je trouve étonnant que vous préfériez le style Jane Austen alors que je vous proposais quelque chose de plus proche de Victor Hugo…
La cuisinière n’eut aucune réaction et Blake quitta la pièce.
L’unique ampoule à économie d’énergie de sa chambre déversait une lumière froide à vous faire passer la maison de Barbie pour un frigo de poissonnerie industrielle. Si Andrew voulait se coucher, cette fois, il n’avait plus le choix : il devait d’abord ranger sa valise. Il l’ouvrit et sortit méthodiquement ses vêtements qu’il répartit dans l’armoire. Il réussit ensuite à percher sa valise vide au-dessus du meuble. Elle était tellement large que l’empilement ressemblait à un champignon. Dans la minuscule salle de bains, il disposa ses quelques produits de toilette et mit deux brosses dans le verre posé sur l’étagère sous le miroir.
Sur son lit ne restait qu’un petit sac. Il en sortit un cadre photo soigneusement enroulé dans un pyjama bordeaux pour le protéger. Un cliché d’eux trois en vacances, au soleil du sud de la France. Diane rayonnait, Sarah riait ; elles avaient chacune la tête posée sur ses épaules. Sans doute l’un de leurs meilleurs souvenirs. Ce jour-là, le vent avait arraché tous les parasols sur les plages comme aux terrasses des cafés, provoquant une atmosphère de panique surréaliste qui les avait bien fait rire. Le bonheur se lisait sur leurs visages. Ils ignoraient qu’ils vivaient leurs dernières vacances communes. Une autre dernière fois.
Andrew déplia la jambe du cadre et le posa sur sa table de nuit. Il plongea la main dans son sac et en sortit un petit kangourou en peluche qu’il installa avec précaution à côté de la photo, la tête tournée vers lui.
— Bonsoir, Jerry, lui dit-il.
L’animal avait les oreilles et le museau tout élimés. Ses petits yeux ronds rayés n’étaient plus aussi brillants que par le passé. Andrew l’observa avec tendresse. Après une hésitation, il finit par le prendre et le serra fort contre lui. Après avoir enfoui son nez entre ses pattes pour en respirer l’odeur, il le reposa. Bien des images lui revenaient. Certains objets ont le pouvoir d’abolir le temps, mais jamais la peine. Le réconfort qu’ils vous procurent se paie. Le bonheur qu’ils semblent raviver s’en va d’autant plus loin quand vous les relâchez, comme le ressac d’une vague.
Dans le baluchon d’Andrew ne restait plus que son téléphone portable. Il se plaça sous la lumière pour l’allumer. Aucun signal. Comme un chercheur d’or qui promène son détecteur, Blake parcourut lentement les quelques mètres qui le séparaient de la fenêtre pour tenter de capter. Rien, pas l’ombre d’un réseau. De toute façon, qui l’aurait appelé ?
Il se brossa les dents puis s’observa dans ce nouveau miroir. Un autre décor et une autre lumière l’obligeaient à se découvrir différemment. S’il n’y avait pas eu cette image de lui qui bougeait là-devant, s’il ne s’était fié qu’à ce qu’il ressentait au plus profond de lui, il se serait cru mort.
Andrew se coucha en rabattant soigneusement les draps frais autour de lui. Pour la presque huit millième fois, il ôta ses lunettes, les replia et les posa sur la table de nuit. Jerry fut la dernière chose qu’il vit avant d’éteindre. Il se cala au creux de son oreiller. Le linge sentait un de ces parfums de synthèse supposés rappeler le printemps. Son lit lui manquait déjà. Depuis combien de temps n’avait-il pas dormi dans un lit d’une seule place ? Si, un jour, il avait cru l’avoir fait pour la dernière fois, il s’était trompé. Comme tous les soirs, Andrew souhaita bonne nuit à Diane, qui dormait déjà depuis longtemps. Sept ans, quatre mois et neuf jours, exactement.