— Notre maison est-elle en ordre ce matin ? demanda Mme Beauvillier.
— Odile prépare des gâteaux pour cet après-midi. Manon a terminé de cirer les escaliers et s’occupe du linge. Seul M. Pisoni est en retard.
— Rien d’inhabituel avec lui. Je trouve déjà miraculeux qu’il vienne si vite. Je ne sais pas ce que vous lui avez dit…
— Disons que j’ai décrit la situation sous l’angle le plus critique possible.
— Vous avez le courrier ?
— J’en reviens et j’ai d’ailleurs une suggestion : ne pensez-vous pas que l’on devrait faire réparer la sonnette du portail ?
— Si cela ne coûte pas trop cher, pourquoi pas ? Voyez avec Philippe et nous étudierons cela.
Elle fixait le courrier avec une impatience d’enfant. Blake déposa le petit paquet d’enveloppes de différents formats sur son bureau. Un à un, Mme Beauvillier ouvrit les plis cérémonieusement à l’aide d’un coupe-papier en forme d’épée. Elle avait surtout reçu de la publicité et des catalogues : « Réclamez votre lot ! », « Plus qu’une étape pour gagner ce lingot », « Votre numéro a été tiré au sort », « Vous avez remporté un magnifique lot multimédia »…
Andrew était étonné de voir que la patronne traitait ces attrape-gogos avec le plus grand sérieux. En fait de lot multimédia, il s’agissait sûrement d’un vieux cintre : si vous vous frappez la tête avec, vous voyez des étoiles ; si vous l’enfoncez très fort dans l’oreille, vous entendez vos petits os craquer. Multimédia donc. Mme Beauvillier lisait tout, observait les faux tampons officiels et les attestations accrocheuses comme s’il s’agissait d’authentiques courriers de notaires. À chaque fois, elle tendait la lettre de participation à son majordome.
— Répondez-leur sans tarder que nous ne souhaitons pas commander pour le moment mais que nous validons notre participation au concours.
Blake crut un instant que Madame lui jouait un tour, mais à l’évidence ce n’était pas le cas. Au milieu de ce déluge de prospectus, se trouvait une enveloppe verte sur laquelle l’adresse du manoir avait été écrite à la main. Étrangement, Mme Beauvillier ne prit même pas la peine de l’ouvrir et la passa directement au broyeur installé au pied du bureau. Dans un bruit de scie circulaire, le courrier ressortit en fines lanières qui tombèrent dans la corbeille. Un sourire ravi aux lèvres, elle enchaîna avec l’enveloppe suivante, qui promettait un chèque…
Blake assista à l’étonnant manège sans broncher. Il avait l’impression d’être revenu à l’époque où lui et ses cousins jouaient aux espions en se faisant croire que tous les « documents secrets » qu’ils se passaient par des guichets faits de vieux cartons étaient d’une extrême importance alors qu’il ne s’agissait que de coupures de journaux. À l’issue de leur entrevue, Mme Beauvillier semblait satisfaite, comme si elle venait d’accomplir une tâche urgente et fort utile.
En quittant l’étage, Andrew ne savait vraiment pas quoi penser de sa patronne. Il croisa Manon, qui nettoyait une sculpture représentant un ours stylisé, posée sur un buffet. Blake sentit qu’elle ne l’époussetait que pour se donner une contenance en l’attendant.
— Monsieur Blake, appela-t-elle à voix basse.
— Oui, Manon.
— Je voudrais vous demander quelque chose…
— À quel sujet ?
— Je préfère vous en parler à vous plutôt qu’à Odile parce qu’elle s’énerve tout le temps. Voilà : mardi prochain, c’est l’anniversaire de Justin et je lui prépare une surprise…
— Vous voulez votre paye avant la fin du mois ?
— Non, ça va, je me débrouille, mais j’aurais bien aimé ne pas venir ce jour-là pour tout organiser au mieux.
— Quel est votre programme, le mardi ?
— Votre étage et les deux salons.
— On devrait pouvoir survivre. Laissez-moi en parler avec Madame.
La jeune fille fit un petit saut de joie.
— Merci, vous êtes trop chou !
Andrew ne connaissait pas l’expression. Devant sa mine dubitative, Manon précisa :
— Ça veut dire que vous êtes un amour, une crème… anglaise !
L’échange fut interrompu par des coups à la porte principale. Blake descendit, mais Odile avait déjà ouvert et accueillait le visiteur.
— Bonjour, monsieur Pisoni.
— Salutations ! Ça faisait bigrement longtemps.
— Tout fonctionnait bien, expliqua la cuisinière. On n’avait pas de raison de vous faire venir.
— J’ai cru que vous étiez fâchée et que vous faisiez appel à l’autre bricolo de Plassart. Tout ce qui est facile, c’est toujours pour lui dans le coin, mais quand c’est infaisable, quand il faut un expert, c’est forcément chez Pisoni que ça tombe ! Je rêve du jour où les clients me téléphoneront pour me dire que leur problème est simple, mais ce jour-là n’est pas près d’arriver.
L’homme était petit, plutôt rond et visiblement assez sanguin. Il n’était pas venu seul. Derrière lui, un grand type tout en muscles portant une caisse à outils entra à son tour.
Odile fit les présentations.
— C’est désormais monsieur Blake, notre nouveau majordome, qui supervisera vos travaux.
Les deux hommes se serrèrent la main.
— Blake, ça sonne anglais, nota Pisoni.
— Sans doute parce que je le suis.
— Essayons de mieux nous entendre que nos ancêtres : je suis corse.
— Si la plomberie n’est pas en état demain, je vous envoie sur l’île d’Elbe.
— Je n’aime pas trop que l’on plaisante avec notre empereur, c’était un grand homme.
— Pas si grand que ça, d’après ce que j’ai compris… Mais trêve de plaisanterie, même si les Français ont la réputation de fuir le savon, allons réparer cette salle de bains.
Les trois hommes et Odile montèrent dans les appartements de la patronne. Celle-ci n’était pas dans son bureau. Odile frappa à la porte de sa chambre attenante.
— Madame, les plombiers sont là.
Mme Beauvillier mit un temps remarquablement long à répondre. Lorsqu’elle finit par ouvrir, elle semblait affolée. Les rideaux de la chambre étaient tirés. Blake y pénétra pour la première fois. Il la trouva petite, plus que ce que le couloir laissait présager. Odile fit activer tout le monde pour gagner directement la salle de bains sans s’attarder. Aucun produit, aucun linge — à l’évidence, le vide avait été fait en prévision de la visite des hommes. Cependant, il flottait encore un parfum, peut-être du jasmin, avec une touche de quelque chose qui évoquait un médicament. Blake perçut une autre odeur qu’il n’identifia pas tout de suite.
— Oleg, donne-moi la pince à bec.
Le grand type ouvrit la caisse et en sortit l’outil demandé. Avec des airs de chirurgien, Pisoni se glissa sous le lavabo avant d’aller inspecter la trappe de visite de la baignoire. Il se redressa et se mit à geindre :
— Oh là là ! Qu’est-ce que c’est que cette installation ? C’est les Égyptiens qui ont fait ça ! Ça date des pharaons ! Si vous laissez les choses comme ça, je vous le dis, il y aura d’autres fuites, d’autres dégâts, et un jour la maison sera tellement pourrie d’humidité qu’elle vous tombera dessus en vous ensevelissant jusqu’au dernier. La catastrophe est pour bientôt.
Odile était épouvantée. Blake intervint :
— C’est beau, on dirait une citation biblique. Ce serait la huitième plaie d’Égypte, la moins connue, celle dont on ne parle jamais : la malédiction du joint de lavabo.
Pisoni l’ignora et s’adressa à Odile :
— Vous faites comme vous voulez, mais mon avis est sans appel : tout est à refaire.
Oleg regardait son patron avec un drôle d’air. Pisoni sortit un carnet et ajouta :
— Je vais vous faire un devis, rapidement parce que c’est une urgence. Vous l’aurez dans trois semaines. On se connaît depuis longtemps avec Mme Beauvillier. Je lui fais confiance. Si elle veut, je commence les travaux avant même le devis.
Odile était prête à céder. Elle lança un regard interrogatif à Blake, qui prit la main.
— Si vous le voulez bien, monsieur Pisoni, nous allons faire les choses dans l’ordre. D’abord, vous nous dites ce que vous envisagez comme travaux et combien ça va coûter, et ensuite on vous dit si on le fait.
Pisoni faisait tout pour éviter de parler à Andrew.
— Madame Odile, tout est pourri ici. Plus tôt on s’y met, mieux c’est. C’est une question de sécurité nationale.
Et pour asseoir brillamment sa démonstration, il se tourna vers son ouvrier.
— Oleg, un marteau.
Le grand costaud lui tendit une masse, mais Blake s’interposa.
— On ne va pas commencer à casser n’importe comment. Vous faites un devis d’abord et on comparera.
— C’est quoi, ce coup de Trafalgar ?
— Demandez à l’empereur.