Le vent s’était levé. Emportées par les rafales qui sifflaient dans les branches, les feuilles mortes s’envolaient par-delà les cimes pour retomber en tourbillonnant. Blake et Magnier s’enfonçaient dans le parc.
— On ne trouvera peut-être plus beaucoup de girolles, déclara Philippe, mais pour les cèpes, on a de bonnes chances.
Le régisseur ouvrait la marche, un panier en grillage dans une main et un bâton dans l’autre. Il reprit :
— Tu sais drôlement bien y faire avec les enfants. Parce qu’il n’est pas facile, le petit. Farouche et toujours prêt à sortir les griffes. Comment as-tu fait pour l’as de pique ?
— Je ne comprends pas.
— J’ai bien vu. Tu savais que tu allais le tirer. Comment t’es-tu arrangé ? Tu l’avais dans la manche ? Tu sais manipuler les cartes ?
— La chance.
— Andrew, sérieusement ! Tu peux bien me confier le truc. Promis, je ne dirai rien au gamin.
— La seule chose qui compte, c’est que l’on puisse le remettre à niveau à l’école.
— C’est une idée généreuse, mais je le connais, c’est un roublard. Il va tout faire pour éviter de se fatiguer.
— Comme tous les enfants. À nous de ne pas lui laisser le choix. Nous sommes des roublards nous aussi, pas vrai ?
Magnier eut un sourire.
— En parlant d’enfants, tu as une fille, c’est ça ?
— Sarah. Mais je n’ai jamais eu à la forcer pour apprendre. Elle avait l’exemple de sa mère.
— Jamais besoin de l’aider pour ses devoirs ?
— Une fois ou deux, en physique, elle m’a demandé quand elle était à l’université.
— Je te demande ça parce que moi, je ne sais pas comment je vais m’y prendre avec Yanis.
— Tu préfères compter ou lire ?
— Je ne calcule que ma paye ou mes dosages de traitements pour les plantes. Quant à la lecture, à part un magazine de temps en temps… Enfant, j’aimais bien bouquiner, mais surtout parce que je m’ennuyais beaucoup en vacances et que c’était le seul moyen de m’évader un peu.
— Tu pourrais t’occuper de la lecture, je me chargerais des mathématiques…
— D’accord, mais ça ne m’explique pas comment procéder.
— Lis-lui des histoires, uniquement celles que tu aimes. Qu’est-ce que tu préférais quand tu étais en vacances ? Quelles histoires te faisaient voyager le plus loin ? Quels livres te donnaient envie de les dévorer en cachette le soir ? Souviens-toi de ça. Lis-lui tes histoires préférées à haute voix. Quelques pages à chaque visite. Donne-lui envie de découvrir la suite, comme si c’était un feuilleton. Il s’y mettra.
— C’est pas comme ça que j’ai appris à l’école…
— L’école, c’est autre chose. Ils gèrent trop d’enfants en même temps. Alors ils automatisent, ils ramènent à des principes quasi industriels, mais le meilleur moyen d’apprendre, c’est la contagion du bonheur que procure la lecture. On ne va pas lui expliquer ce qu’il y a dans les livres, tu vas lui faire découvrir tout ce qu’il peut y trouver.
— Tu réfléchis autant sur tout ? Tu devais être à l’aise à l’école…
— Je n’étais pourtant pas un bon client, crois-moi ! Ce que je préférais, c’était être avec mes copains. Les retrouver était mon unique motivation. On rigolait beaucoup — pour le plus grand malheur des enseignants. On n’était pas malins mais qu’est-ce qu’on pouvait être d’autre, à cet âge-là ? Au moins, on était ensemble.
— Tu n’aimes pas la solitude ?
— Ma femme disait que seul ce qui se partage a de la valeur. Je crois qu’elle avait raison.
— Alors tu dois me trouver stupide de vivre comme un rat dans ma petite bicoque ?
— Parfois, on n’a pas le choix. J’ai bien débarqué tout seul au milieu de vous tous… Chacun est seul à un moment ou à un autre. Le tout, c’est de retrouver le chemin vers les autres, si c’est possible…
Magnier crut percevoir de la tristesse dans la voix d’Andrew. Le régisseur aurait bien voulu dire au majordome qu’il n’était pas seul parce qu’ils étaient en train de devenir amis. Il aurait bien aimé lui poser une main sur l’épaule pour le rassurer, comme le font les copains dans les cours d’école. Mais il n’osa pas.
Blake remonta son col. Magnier lui désigna le tapis de feuilles mortes.
— On ferait mieux de commencer à regarder de près, déclara-t-il en fouillant avec son bâton. Les girolles se repèrent plus facilement à cause de leur couleur dorée, mais pour les cèpes, il faut ouvrir l’œil. Et s’il te plaît, ne mets rien dans le panier avant de m’avoir montré. Si on place un seul mauvais au milieu des bons, il les contamine tous. Le champignon ne pardonne pas l’erreur.
Blake trouva la phrase excessivement dramatique pour le sujet. « Le champignon ne pardonne pas l’erreur. » Normalement le chapitre suivant s’intitulait : « La terrible revanche du champignon ». Il débarque avec son petit chapeau tout rond pour accomplir son impitoyable vengeance, car comme chacun le sait désormais, il ne pardonne jamais. Blake songea que les champignons anglais étaient sans doute aussi rancuniers que les français. C’est alors qu’au loin, au pied d’arbres particulièrement majestueux, il remarqua une sorte d’enclos entouré d’un muret surmonté d’une grille à pointes.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. La limite du domaine ?
— Non, c’est le cimetière.
À l’abri d’un grand chêne sans doute plusieurs fois centenaire, se trouvaient quatre pierres tombales perdues au milieu des bois. L’espace clôturé laissait encore assez de place pour trois autres emplacements. Magnier posa son panier et son bâton puis poussa le portillon. D’un pas soudain solennel, il se dirigea vers une sépulture de granit brut. Blake le suivit.
— C’est ici que repose M. François, expliqua-t-il à voix basse.
D’un revers de main appliqué, Philippe ôta soigneusement les feuilles tombées sur la dalle. Ses gestes étaient empreints de respect. Une fois son nettoyage accompli, Magnier se posta devant la tombe, les mains croisées. Il se tenait bien droit. Blake ne le quittait pas des yeux. Le régisseur fixait l’inscription sur la pierre. Ses lèvres remuaient très légèrement, mais le rythme des paroles n’était pas celui d’une prière. Peut-être Philippe s’adressait-il à M. Beauvillier ? Étrange spectacle que cet homme debout, en pleine nature, murmurant à peine. Le décalage entre le lieu et son attitude était saisissant. Lui seul semblait savoir qui se cachait sous l’imposant bloc froid. Contrairement aux grands cimetières ou aux églises qui réussissent toujours à vous éloigner du monde, ce minuscule enclos ne parvenait pas à prendre l’ascendant sur son environnement. La mort n’arrête pas le vent, aucune grille ne retient les feuilles, la peine et les souvenirs n’interrompent pas le cours de la vie.
Blake laissa Philippe à son recueillement et quitta le petit cimetière. Entre les barreaux de la grille, il étudia les autres tombes. Famille Beauvillier, famille Delancourt. La troisième ne portait aucune inscription.
Après un moment, le régisseur se signa en se trompant de sens et ressortit à son tour. À peine la grille franchie, il déclara d’une voix qui avait retrouvé son volume habituel :
— Tu te rends compte, je suis le seul à venir ici.
Magnier parlait de nouveau d’une voix sonore, alors qu’il n’était qu’à quelques pas de l’endroit où il se sentait obligé de chuchoter. Il avait simplement franchi la grille. Comme il avait souvent eu l’occasion de le faire, Blake constata que tout n’était décidément que codes et symboles.
— Madame n’y vient jamais ?
— Les premières années, de temps en temps. Puis seulement à la Toussaint. Mais depuis quatre ans, elle n’y a pas mis les pieds. Elle ne s’inquiète même pas de savoir si j’entretiens la parcelle. Je n’arrive pas à la comprendre, ils étaient si proches.
— Les Delancourt sont les parents de Madame ?
Magnier hocha la tête.
— M. François avait tenu à les faire transférer ici. Il voulait réunir la famille.
— Pourquoi l’une des pierres ne porte-t-elle aucune inscription ?
— Je l’ignore. Je ne sais même pas si quelqu’un y est enterré. Elle était là lorsque je suis arrivé. M. François n’y a jamais fait allusion et je ne me suis pas permis de poser de questions.
— Vous étiez proches ?
— M. Beauvillier et moi ? Je crois, oui. Nous n’étions pas du même monde et je n’ai jamais eu la prétention de me prendre pour son ami, mais nous partagions de bons moments. Je pense qu’au quotidien, j’étais pour lui ce qui s’approche le plus d’un camarade.
— C’est un joli mot. Nous vous l’avons d’ailleurs emprunté en anglais. Comrade. M. François doit te manquer.
— Avant de le connaître, j’étais un peu perdu. D’ailleurs, depuis qu’il est parti aussi…
— Et le fils, Hugo ?
— Voilà des années qu’il n’est pas venu au domaine. La dernière fois que je l’ai vu, c’était aux obsèques de Monsieur. Maintenant que j’y pense, je crois qu’il est reparti le soir même, sans passer la nuit ici. C’est étrange, je suis incapable de me souvenir. Il faut dire que j’étais dans un tel état…
Philippe pointa soudain son bâton vers la base d’un châtaignier.
— Tu le vois, celui-là ? Le premier de la saison ! Je te le laisse. Il fera très bien dans une omelette.