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Le jour du Seigneur, Bijou, la vieille jument, emmène Lucien et son père à Tournus, Mâcon, Autun, Saint-Vincent-des-Prés ou Chalon-sur-Saône. Les destinations changent avec les saisons. Il y a plus de morts et moins de mariages en hiver.

Lucien accompagne son père devant les grandes orgues de la région. Il est devenu sa canne blanche, le dirige et l’installe devant les claviers. C’est ce que faisait Emma, avant. Sa mère qui n’est jamais revenue de sa balade en voiture.

Lucien assiste aux messes, aux mariages, aux baptêmes et aux enterrements.

Pendant qu’Étienne joue ou accorde, Lucien reste à ses côtés et observe la foule qui prie et chante.

Lucien n’est pas croyant. Il pense que la religion, c’est juste la beauté de la musique. Un truc pour asservir les gens. Il n’a jamais osé le dire à son père et récite le bénédicité chaque soir sans broncher.

Étienne n’a jamais voulu enseigner le braille ni la musique à son fils. Il a toujours eu peur que cela lui porte malheur. Il a supplié Lucien de pratiquer tout ce dont est privé un non-voyant, comme pour exorciser la menace de la cécité. Comme pour la faire fuir. Pour rassurer son père, Lucien fait du vélo, de la course à pied et de la natation.

Il fréquente l’école municipale où il apprend à lire et à écrire comme les autres enfants. Mais, contrairement à Étienne, Lucien a le sentiment qu’un jour, cela ne lui servira plus à rien. Alors, il a appris le braille tout seul, en cachette, en écoutant les leçons qu’Étienne dispensait à ses élèves.

Vers l’âge de treize ans, Lucien accompagne son père à Paris. Il va se réapprovisionner en nouveaux livres chez son cousin. Durant ce séjour, Lucien consulte un spécialiste qui lui observe longuement le fond de l’œil. Le médecin est catégorique : Lucien ne porte pas le gène de la maladie de son père. Il a hérité des yeux de sa mère. Étienne exulte. Lucien fait semblant d’exulter.

Un jour, ce sera son tour de marcher avec une canne blanche et c’est pour cette raison que sa mère est partie. Un jour, les autres ne l’appelleront plus « le fils de l’aveugle », mais « l’aveugle ». Il deviendra dépendant à son tour de celui ou de celle qui fera tout à sa place. C’est pour cela qu’il a appris le braille sans le dire à personne.

Depuis que sa mère est partie, Lucien sait tout faire les yeux fermés. Récurer les casseroles et les sols, remonter l’eau du puits, désherber, aller jusqu’au potager, couper les bûches, porter les bouteilles, monter et descendre les escaliers. La maison qu’ils habitent son père et lui est toujours plongée dans l’obscurité. Lucien tire sciemment les rideaux sans faire de bruit pour que son père ne l’entende pas. C’est pour cela que toutes les plantes crèvent. Manque de lumière.

À son retour de Paris, avec des malles remplies de nouveaux livres en braille qu’il subtilisera un à un à son père, Lucien ne changera pas ses habitudes.

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