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1945

Paris. Gare de l’Est. Un homme erre sur les quais. Il mesure 1,81 mètre et pèse 50 kilos.

Il a mal à la tête. Un mal de chien. Quelque chose cogne dans son crâne, l’empêche de penser. Chaque minute qui commence efface la précédente.

Il y a du bruit autour de lui, beaucoup. Des trains, des haut-parleurs, la foule.

Dans son poing droit, il serre des feuilles de papier journal. Il ne veut pas les lâcher. Il ne faut pas les lâcher.

Quelqu’un essaie de lui prendre le bras pour l’allonger sur une civière. Il ne veut pas. Repousse, refuse, dit « non ». Mais aucun son ne sort de sa bouche douloureuse.

Toujours ce bruit, ces trains, ces haut-parleurs, cette foule.

Une femme le prend par la main. La main gauche. Celle qui est libre. Il se laisse faire, parce qu’elle est douce, rassurante. La femme l’entraîne. Il la suit doucement, en titubant. Elle se cale sur ses pas. Il lui semble qu’ils marchent tous les deux pendant des heures ou alors il se trompe. Cela ne dure pas si longtemps. Elle l’aide à monter dans un camion. Il se laisse guider. Il a peur et il a mal. Mal. Il s’allonge, enfin. Ferme les yeux.

La femme ne lui lâche pas la main.

À ses côtés, d’autres silhouettes. Et bien que le moteur du véhicule soit bruyant, c’est le silence. Chacun reste effroyablement silencieux.

Personne ne se regarde dans les yeux. Mais toujours cette main dans la sienne.

Il s’assoupit. Il ne rêve pas. Tout est noir.

Quand il sort de son semi-coma, le camion est en train de pénétrer dans un parc avec des chênes centenaires. C’est le printemps, le soleil est doux. Et le vent ressemble à un pardon.

Allongé sur sa civière, il regarde le ciel. Et toujours cette main dans la sienne. Et toujours la douleur et ce silence. On le porte dans un grand bâtiment. À l’intérieur, une odeur de chou et de papier, et de longs couloirs éclairés par la lumière du jour.

Il aime l’odeur de la femme qui lui tient la main. Quand elle la lâche pour qu’on le porte sur une table d’examen, elle lui dit, Je m’appelle Edna, je suis infirmière, je vais m’occuper de vous.

Edna lui ouvre la main droite délicatement, desserre ses doigts un à un. Elle est noircie par l’encre. À certains endroits, Edna a du mal à enlever le papier qui s’est collé à ses chairs.

Depuis combien de jours, de semaines, de mois, cet homme serre-t-il ces feuilles de papier journal ? Il voudrait hurler, mais il ne hurle pas. Il voudrait empêcher l’infirmière de les lui prendre, mais il ne l’en empêche pas. Il est à bout de forces.

Une larme coule sur sa joue. Celle qui n’est pas balafrée. Et malgré sa maigreur, malgré ses blessures, malgré son silence, Edna ne voit qu’une seule chose : la beauté des yeux de cet homme-là.

Pour le rassurer, Edna range immédiatement ce qu’il reste des feuilles dans une boîte en carton. Elle les manipule comme s’il s’agissait d’une parure de diamants. Elle referme le couvercle et place la boîte près de lui, bien en évidence sur un chariot de soins.

Il a de plus en plus de mal à respirer. La douleur crânienne est insoutenable, lancinante.

Un médecin les rejoint et le salue. Il pose un stéthoscope sur son cœur tandis qu’Edna commence à desserrer le bandage qui lui entoure la tête. Il essaie de toucher ses pansements, mais Edna l’en empêche.

Une odeur de charogne envahit la pièce. Edna pâlit. C’est imperceptible. Mais elle pâlit en lui souriant.

Il veut dormir. Ferme les yeux. Un battement d’ailes et c’est le noir.

Il tombe dans le coma.

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