Dans la chambre 19, le nouveau résident s’appelle Yvan Géant. Il a quatre-vingt-deux ans. Il s’est pété le col du fémur. C’est un homme au regard bon, que tout le personnel soignant adore. De temps en temps, il essuie une larme du revers de la main en silence. Il ne supporte pas de vivre ici. Il me dit souvent, Justine, jamais je n’aurais imaginé que je finirais ma vie dans un endroit pareil.
Pour changer ses idées et les miennes, je le fais parler. Dès qu’il se met à raconter, il change de visage. J’ai eu envie de continuer à écrire. Pourtant, monsieur Géant n’a pas de petit-fils aux yeux bleus.
Je suis allée chez le père Prost acheter un nouveau cahier.
Je note ce que me raconte monsieur Géant sur mon nouveau cahier. Parfois, je lui relis. Ça le fait rire. Il me dit que c’est comme s’il écoutait l’histoire de quelqu’un d’autre, que mes mots sont plus jolis que sa vie. Comme on me dit tout le temps que quand un vieux meurt, c’est une bibliothèque qui brûle, je sauve quelques cendres.
Quand j’ai fini ma journée, monsieur Géant me parle, et j’écris :
La première fois que je suis allé passer un mois chez ma tante Aline et mon oncle Gabriel, j’avais six ans. C’était en hiver. Je m’étais cassé le bras et mes parents, qui travaillaient toute la journée à la tannerie, ne voulaient pas me laisser seul à la maison. Aline et Gabriel avaient une ferme un peu isolée dans la montagne vosgienne, au-dessus du Thillot.
Je dormais avec ma tante, et mon oncle dormait au-dessus de nous, dans une autre chambre. La nuit, il faisait tellement froid qu’on dormait avec un passe-montagne. J’adorais ce froid qui nous enveloppait. Je suis tombé amoureux de ma tante et de la vie là-bas. Je suis retourné chez eux jusqu’à l’âge de quinze ans pendant mes grandes vacances, toutes mes grandes vacances et chaque dimanche.
Aline, c’était comme ma deuxième mère. Elle n’avait jamais eu d’enfant et je ne sais pas pourquoi. Chez moi, on était quatre, mes parents n’avaient pas le temps de s’occuper de nous. Chez ma tante, je devenais fils unique.
Mon oncle Gabriel avait eu un fils d’un premier mariage qui s’appelait Adrien mais il avait vingt ans de plus que moi. Sûrement le même âge que ma tante Aline mais à l’époque, je ne m’en rendais pas compte. Quand on est petit, tous les grands sont des vieux.
Là-bas, je passais ma vie dans la montagne. Je ne travaillais jamais pour eux. La seule chose qu’ils me demandaient, c’était de ranger le foin dans le grenier à la fin de l’été. On prenait deux grands draps, on nouait les quatre coins, on mettait le foin à l’intérieur. Ça sentait bon.
Aline, c’était un ange. D’elle, il me reste une odeur, celle des branches de sapin que je faisais brûler dans le fourneau. Toute ma vie, j’ai béni le jour où je me suis cassé le bras.