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En arrivant sur le parking de l’hôpital, je la cherche du regard, comme hier. Cette fois, je la repère très vite. Elle est posée sur le toit de l’aile droite entre une verrière et un Velux. Près d’elle, il y a d’autres oiseaux. Des oiseaux de toutes les espèces, éparpillés entre les arbres, le ciel, les chêneaux et le faîtage.

Les visites sont autorisées à partir de 14 heures. Rose est à l’accueil. J’espère que Roman et sa femme, non. Mon Dieu, faites que je ne croise plus jamais Clotilde de ma vie.

Rose est plantée devant une machine à café qui a plutôt l’air de faire du thé à en juger par l’aspect du liquide contenu dans son gobelet. Elle sourit quand elle nous voit arriver pépé et moi. Pépé, comme à son habitude, prétexte un passage aux toilettes pour se débarrasser des salutations. Rose me tend une enveloppe.

– Tenez, c’est pour vous.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Une lettre.

– Quelle lettre ?

– Vous verrez… Roman m’a dit que vous étiez en train d’écrire l’histoire de mes parents. Cette lettre vous intéressera.

Je glisse l’enveloppe dans mon sac.

– Comment va-t-elle ?

– Elle est toujours dans le coma.

Je me mets à espérer. Alors que tout porte à croire que c’est fini. Hélène va revenir aux Hortensias et regarder le paysage depuis son fauteuil. Roman reviendra me prendre en photo et pour une fois je serai bien coiffée. Rose me regarde rêver. Elle finit par me dire :

– Je m’en vais. J’ai mon train à prendre.

Elle jette son gobelet à moitié plein dans une poubelle. Je n’ose pas lui demander si Roman et sa femme sont là.

Je prends l’ascenseur. À l’intérieur, il y a un couple de petits vieux. Ils se tiennent par la main. Je ne sais pas pourquoi, mais je me mets à penser que les gens pleurent moins quand c’est un vieux qui meurt. Ils disent que c’est comme ça, que c’est la vie. Alors, pourquoi suis-je en train de pleurer ?

Tout comme hier, je me trompe d’étage. Je cherche un couloir que je ne trouve pas. Je passe des portes battantes en espérant qu’il n’y aura pas Roman derrière, des couloirs qui n’en finissent pas. Il y a des guirlandes partout. Avec la lumière des néons, c’est étrange. Ça me rappelle ces caissières affublées d’un bonnet de Père Noël en décembre dans les grands magasins. Bref, y a des mariages qui ne collent pas.

Je prends un autre ascenseur et quand, enfin, la porte s’ouvre sur le bon cinquième étage, je tombe nez à nez avec Je-ne-me-rappelle-plus-comment. Il porte une blouse blanche. C’est la première fois que je le vois bien habillé.

Les stylos glissés dans sa poche extérieure m’empêchent de lire son nom inscrit sur l’étiquette « Hôpital public ». Au début, j’ai tellement de mal à recoller les morceaux que je reste sans voix.

– Justine ?

– Qu’est-ce que tu fais là ?

– Je suis interne ici.

– Ah…

– Et toi ?

– Je viens voir… une amie.

– Tu pleures ?

– Un peu.

– Tu vas bien ?

– Oui.

– Tu es sûre ?

– …

– Je t’ai laissé à peu près (il réfléchit) quarante messages.

– Je suis désolée…

– C’était bien Stockholm ?

– Très froid.

– Si tu as besoin d’être réchauffée.

Il m’embrasse sur la bouche et disparaît dans l’ascenseur. Il vient de m’embrasser sur la bouche et je ne sais même pas comment il s’appelle… D’abord les cheveux, ensuite la bouche. Si ça se trouve, je vais finir par découvrir que nous sommes mariés.

Je n’ai pas eu ses messages. Je ne sais même pas où se cache mon portable. La dernière fois que je l’ai vu, je crois que c’était dans le tiroir du buffet sur lequel les frères Neige sourient à l’objectif, leurs femmes respectives collées à l’épaule.

La femme de la chambre 588 ne ressemble en rien à celle dont je tiens la main chambre 19 aux Hortensias depuis trois ans. D’elle, il ne reste plus rien. On ne distingue même plus son corps sous le drap. Depuis hier, elle a encore rétréci.

J’ouvre le cahier bleu. Et recommence à lui lire sa vie :


Ils vivaient comme frère et sœur. Hélène dormait dans ce qui avait été leur chambre et Lucien dans une autre.

Hélène avait trouvé Lucien changé. La jeunesse de son regard s’était évaporée. La guerre avait opéré en lui une sorte de soustraction générale. Elle ne regrettait pas de l’avoir attendu, mais il l’avait déçue. Elle lui en voulait de ne plus être superbe et d’avoir tout oublié. Même la cicatrice qu’il portait sur le visage comme un mot d’excuse ne l’excusait pas. Mais cette façon qu’il avait de ramener sa lèvre inférieure sur la supérieure quand il lisait son journal, cette vieille habitude, elle l’adorait. La guerre n’avait pas abîmé ses gestes, ni sa démarche. Et puis, Lucien serait toujours celui qui lui avait appris à lire.

Et aujourd’hui, il lui offrait une fille. L’enfant qu’elle avait tant espéré avant la guerre. Cet enfant qu’elle n’attendait plus. Hélène n’avait pas eu à aimer Rose le jour de son arrivée, parce qu’elle l’aimait déjà. Quand elle l’avait prise dans ses bras, elle avait reconnu son odeur, sa peau, son haleine, ses cheveux, sa voix, ses ongles. Elle avait le sentiment de la connaître depuis toujours. Comme une continuité, une suite, une même entité, un organe ou un membre rattaché à soi. Hélène n’avait rien forcé, Rose avait été son évidence.

Le matin, ils ouvraient toujours le café à 6 h 30.

À 8 heures, Hélène emmenait Rose à l’école en lui faisant promettre que si elle avait le moindre chagrin, elle le lui dirait. Rose promettait.

Ensuite, Hélène rentrait et se mettait derrière sa machine à coudre, tandis que Lucien servait les clients. Il y en avait toujours un pour lui raconter comment étaient les choses avant son arrestation. Et Lucien écoutait des hommes au nez grêlé évoquer sa jeunesse bien qu’il soit toujours jeune.

Hélène n’étant plus veuve, certains clients désertèrent le café après le retour de Lucien. Venir boire un coup n’était qu’un prétexte pour la regarder et espérer. D’autres se mirent aussi à les toiser. À éviter de passer sur le trottoir de ce bistrot malfamé, où vivait un couple aux mœurs légères. Rose devint « la pauvre gosse », Hélène « la putain », le petit Claude « l’amant » et Lucien « le déserteur ».

Quand Claude avait proposé à Hélène de partir maintenant que Lucien était de retour, elle lui avait répondu, Reste, il n’est pas vraiment rentré. Hélène n’aurait pas pu se séparer de Claude, il faisait partie intégrante du café. Donc de sa vie. À ses yeux, il était aussi important que le soleil qui éclairait les bouteilles et les verres à travers les baies vitrées, le parquet, les visages, de mars à octobre.

Claude arrivait chaque jour à 10 heures pour aider Lucien à préparer le coup de feu de midi, quand les ouvriers de l’équipe du matin débarquaient tous en même temps. Claude était l’oncle d’adoption de Rose. Il était celui qui savait où était rangé chaque objet, dans la maison, sous le bar, dans les tiroirs, les chambres, les rayonnages, à la cave, sur l’établi. Il était celui qui savait quelle latte de parquet grinçait, où se trouvaient les compteurs, les bidons d’huile, les ampoules, les arrivées d’eau, les clés, la trappe pour accéder au grenier, le charbon, la cuve à fioul, le désherbant, les clés à molette, les réserves de bière, la robe bleue de la poupée de Rose, comment fonctionnait chaque appareil, où donner le petit coup de pied magique pour relancer une machine. Celui qui connaissait les forces et les faiblesses de chaque mur, sol, tuyauterie, client, joueur de l’équipe de foot locale.

En fin d’après-midi, Lucien allait chercher Rose à l’école. Ils rentraient, main dans la main, au bistrot. Hélène lui donnait son goûter. Plus tard dans la soirée, Lucien surveillait ses devoirs. Hélène était très malheureuse de ne pouvoir participer à ce rituel, Lucien le voyait, mais il faisait comme s’il ne s’en apercevait pas pour ne pas la blesser plus.

Ils dînaient tous les trois. Rose racontait l’école, Hélène, sa couture, et Lucien, les clients. Parfois, leurs histoires se mélangeaient.

* * *

Hélène avait commencé par raconter des généralités à Lucien. Un peu comme on lit les nouvelles à quelqu’un dans un journal. Son père non voyant, sa mère qui les avait quittés, le braille, Bach, les mariages, le père Louis, l’arrestation, Simon, le baptême, le tirage au sort, les gens du village, l’après-guerre, le monument aux morts, la couture, Louve, les années, les fêtes, l’attente, l’été en terrasse, le petit Claude, la mode qui avait changé, Royallieu, Buchenwald, les mines de Dora, la gare de l’Est, la lettre, le portrait, la visite d’Edna au café.

Lucien la croyait sur parole, mais il ne se rappelait pas. Il l’écoutait lui parler de sa vie, aimait le timbre de sa voix, son regard, la façon dont elle s’essuyait tout le temps les mains sur sa robe sans qu’elles soient mouillées. Il voyait sa beauté, mais ne la ressentait plus. Rien ne lui donnait le chemin à prendre pour la retrouver. Parfois, il avait envie de toucher ses cheveux, son visage, pour savoir. Mais jamais il n’aurait osé. Il voulait redécouvrir la femme à qui il avait écrit en braille sur des morceaux de papier à Buchenwald.

Les gestes d’autrefois, il les avait retrouvés derrière le bar. Les gestes se souvenaient de lui mais sans lui.

De l’intimité, il ne lui restait plus rien.

Il ne parvenait plus à ressentir la moindre joie. Mais une profonde paix intérieure l’envahissait. C’est d’ailleurs en cela qu’il s’aperçut qu’Edna ne lui manquait pas.

Au contraire. Il fut soulagé. Soulagé de ne plus être sous surveillance. D’échapper à son regard scrutateur. Cette façon qu’Edna avait de guetter les traces d’avant l’avait emmuré dans ses peurs. Vivre au café du père Louis l’avait libéré.

Hélène ne le guettait jamais, Hélène ne se cachait pas derrière les portes, Hélène ne fouillait pas dans ses affaires, Hélène ne cherchait pas dans chacun de ses gestes un mouvement qui l’aurait trahi. Hélène n’avait pas peur de lui, ni de sa vérité, ni de son passé.

Avec le temps, Lucien avait réalisé à quel point Edna avait dû être malheureuse et terrifiée de savoir qu’il ne s’appelait pas Simon mais Lucien. Jusqu’à abandonner leur enfant.

* * *

Le fil qui les reliait ne s’était pas rompu, mais Hélène ne savait pas comment le retisser. Alors, elle a resserré ses histoires, les a fait tenir dans un sac de plus en plus petit. Jusqu’à lui parler de leur intimité. Celle qu’ils s’étaient construite dans leur chambre, avant la mort de Simon.

Elle lui a raconté leur rencontre à l’église, l’essayage du costume en flanelle bleue, la mouette et leur mariage.

Un soir elle n’a pas dit bonne nuit à Lucien. Elle a avalé un grand verre de Suze pour se donner du courage et l’a pris par la main. Elle l’a emmené dans la salle du café qui était fermée depuis longtemps.

Avant d’allumer une bougie et de la poser sur le comptoir, elle a dit à Lucien qu’elle avait couché avec d’autres hommes pendant son absence. Des Gitans, des forains, des commis voyageurs. Pour qu’ils ne laissent aucune trace de leur passage. Elle a raconté cela sans honte ni regret. Ce n’était pas un aveu. Elle n’attendait aucun pardon de sa part.

Il n’a ressenti aucune jalousie, aucune haine, aucun amour-propre blessé. Il s’est dit que lui aussi, il était devenu le commis voyageur d’Hélène. Un homme de passage parmi d’autres. Un inconnu qui était rentré dans sa maison.

Elle a détaché ses cheveux et s’est entièrement déshabillée. Seule la bougie l’éclairait. Ses seins et son ventre duveteux dansaient sous la flamme. Ses hanches étaient larges et ses cuisses, musclées. Elle avait la chair de poule et la peau laiteuse. Lucien voyait le bleu de ses veines à travers sa peau.

Il n’était pas de passage parmi d’autres hommes. Il avait été son homme. Le premier.

Dans la salle de café, le souffle de Lucien s’est mis à couvrir le bruit du générateur électrique.

Quand il a voulu la toucher, elle a fait un geste de la main pour l’en empêcher. Alors, il a continué à la regarder, longtemps.

Comme s’il la réapprenait.

Lucien l’a désirée. Il a eu envie de la lécher, partout, de la laver des autres types, la laver du temps qui avait passé, la laver du silence, de l’absence, de l’abandon, de l’oubli.

Plus il admirait sa beauté, plus les yeux d’Hélène brillaient.

Elle a tourné sur elle-même, il a vu sa nuque, son dos, ses reins, son cul, et il s’est mis à espérer. Pour la première fois depuis le jour de son arrestation.

Hélène a vu le ciel revenir dans le regard de Lucien, une brève éclaircie. Pendant qu’elle tournait sur elle-même, elle lui a raconté comment il la caressait, la serrait dans ses bras, ce qu’il aimait toucher sur son corps, comment elle se cambrait, le branlait, lui faisait la lecture et l’amour. L’été 36. Puis elle s’est rhabillée et lui a dit à demain soir. Même heure.


Une infirmière entre dans la chambre, je referme le cahier bleu. Après m’avoir saluée, elle vérifie la tension et la température d’Hélène, change sa poche de perfusion et me sourit.

J’aimerais lui poser des questions sur Je-ne-me-rappelle-plus-comment mais que lui dire ? Comment demander des choses sur quelqu’un dont on ne connaît pas le nom ?

L’infirmière me rappelle que ce soir, c’est le réveillon. Que nous sommes le 24 décembre.

Pépé !

Je me penche vers Hélène pour l’embrasser avant de partir. Je ne veux pas que ce soit la dernière fois. Lucien peut bien attendre encore un peu.

Au même instant, Roman arrive, seul. Il est magnifique. La tristesse ne l’abîme pas.

– Je suis venu lui faire la lecture, me dit-il en posant son manteau sur une chaise.

– Merci.

C’est tout ce que je trouve à lui dire. Merci. J’ai toujours le cahier bleu ouvert dans mes mains. Je le referme.

– C’est l’histoire de mes grands-parents ?

– Oui.

Je m’approche de lui et je l’embrasse sur la bouche. Il fait tomber le roman qu’il tient dans ses mains et me serre dans ses bras. Ses mains posées sur ma nuque sont glacées. Il caresse mes cheveux. Je ferme les yeux. J’ai trop peur de me réveiller en les ouvrant. Jamais personne ne m’a caressé les cheveux avec une telle douceur, je les sens pousser sous ses doigts. Je ne suis plus Justine, je rencontre une autre forme de moi. Ce baiser a le goût amer de l’éphémère, de la fin d’une histoire d’amour. Je ressens une immense tristesse. Presque comme un sentiment de mort, de fin de vie.

Je murmure Joyeux Noël, et je quitte la chambre, chancelante, sans le regarder. Je ne veux pas savoir si ce baiser a vraiment existé. Je me perds dans les couloirs et ma tête tourne encore longtemps avant que je franchisse la sortie.

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