Hélène est dans le coma. Sa bouche et son nez sont dissimulés sous un harnachement complexe de tuyaux reliés à un respirateur artificiel. Sa main et son bras gauches sont perfusés et diverses solutions coulent dans ses veines au goutte-à-goutte. À cet instant, je voudrais avoir fait médecine pour lui sauver la vie.
Rose lui caresse la main. Une femme se tient près d’elle. Elle ne fait pas partie du personnel hospitalier, elle ne porte pas de blouse. Roman est assis à l’autre bout de la chambre, le regard perdu. Quand j’ai frappé à la porte, c’est lui qui a dit : Entrez.
Rose prononce mon prénom, Justine.
La femme me regarde et me sourit. Roman se lève et s’approche de moi pour m’embrasser. C’est la première fois qu’il m’embrasse. Ses joues sont froides. Comme si c’était lui qui arrivait de l’extérieur, et non moi.
La femme que je ne connais pas s’approche de Roman. Rose m’embrasse à son tour et me dit :
– C’est si gentil d’être venue, je croyais que vous étiez en vacances.
Roman ne me laisse pas le temps de répondre :
– Justine, je vous présente ma femme, Clotilde. Clotilde, je te présente Justine. C’est la jeune femme dont je t’ai souvent parlé, celle qui s’occupe d’Hélène dans sa maison de retraite.
Clotilde me sourit à nouveau. Je la salue poliment. Pourtant, je rêve de hurler : Mais comment peut-on porter un prénom aussi moche ! ? Elle est exactement comme je l’imaginais : parfaite de partout. On dirait une publicité pour Grace Kelly.
Je m’approche d’Hélène. Je ne la reconnais pas. Si Rose et Roman n’étaient pas là, je me dirais que je me suis trompée de chambre. Ça y est, Hélène est vieille. Elle ressemble aux autres. La vie l’a lâchée.
J’approche ma joue de ses cheveux. Je la respire. Pour la première fois, il fait nuit sur sa plage. Il n’y a personne. Ni femme, ni enfant, ni homme, ni serviette. Il ne fait pas froid. L’air est même doux. La mer est calme. Hélène n’attend pas Lucien et la petite, les yeux fixés sur l’horizon ou sur un roman d’amour. Elle s’est endormie. La lune est haute. Et pleine.
Quand je me retourne, Rose, Roman et Clotilde ne sont plus là. Ils ont quitté la chambre. Comme tous les habitants de la plage d’Hélène. Nous sommes toutes les deux hors saison.
Pour la première fois de ma vie, je me sens seule au monde. Je voudrais mourir à sa place. Je voudrais partir. Voir Lucien la première.
Je sors le cahier bleu de ma poche. Je peux commencer à lire les derniers chapitres à Hélène. Ou peut-être, les premiers.
– T’as quel âge mon papa ?
Rose lui pose la question en lui tordant le nez. Ça la fait rire. Elle est légère comme une plume. Lucien la serre dans ses bras. Il vient de pleuvoir. Le chemin qui mène à la maison est une immense flaque.
– Je ne sais pas.
Elle met sa petite tête dans son cou. Il sent son souffle sur sa peau. Il lève la tête et observe la valse des oiseaux. Les goélands guettent le retour des chalutiers.
Lucien et Rose ont du vent dans les cheveux, Lucien, des trous dans la tête. Des nuages qui peuvent ressembler à des monstres.
– T’es triste, papa ?
Lucien tire sur ses yeux en forçant son sourire.
– Non, j’ai les yeux qui tombent.
Il la hisse sur ses épaules, elle tend ses deux petits bras pour imiter les ailes d’un avion, il se met à courir jusqu’à la porte de leur maison.
Courir, sa fille sur les épaules, le vent dans les narines, l’odeur de la terre qui se mélange aux embruns, la pluie qui pique la peau comme des aiguilles à coudre, c’est bon.
Ils n’ont pas pu partir pour l’Amérique. L’administration française ne leur a pas fourni de papiers. L’amnésie ne rentre dans aucune case et Lucien/Simon n’existe pas assez pour obtenir un passeport.
Les rires de Rose le délestent. Il fait le bruit d’un moteur d’avion avec ses lèvres, pour un peu, ils s’envoleraient.
Quand il pousse la porte, il a un mouvement de recul. À l’intérieur, les matelas des chambres sont retournés et éventrés, les armoires vidées, les casseroles et assiettes renversées. Les sacs de farine et de sucre ont été éparpillés sur le sol de la cuisine.
Rose est trop petite pour comprendre ce qu’il s’est passé, elle répète juste les mots qu’elle a entendus dans la bouche de sa mère : C’est le désordre.
Edna se comporte de plus en plus bizarrement. Ses crises de larmes peuvent durer des heures, il lui arrive de plus en plus souvent de disparaître plusieurs jours de suite. Mais de là à tout saccager dans la maison, ce n’est pas possible. Même les plinthes ont été arrachées.
Une heure plus tard, deux gendarmes relèvent des traces de pas, expliquent à Lucien que beaucoup de maisons ont été visitées ces derniers temps. Lucien est mal à l’aise, il ne saurait dire pourquoi, mais il n’aime pas la présence de ces hommes en uniforme sous son toit.
Après leur départ, Rose s’amuse à ramasser les objets sur le sol pour aider son père. Parmi le linge, les conserves et les bouteilles, elle rassemble de vieux journaux pour les mettre dans le poêle. Elle les place sur le tas de bois car elle n’a pas le droit d’ouvrir la porte du poêle toute seule. Lucien fait le ménage, il essuie et balaye. Il aime faire ce geste. Enlever la poussière. Il voudrait tant pouvoir faire la poussière de sa tête.
Rose monte jouer dans sa chambre.
Lucien ouvre la porte du poêle et place quelques bûchettes à l’intérieur. Il prend des feuilles de papier journal, les froisse et s’apprête à gratter une allumette lorsqu’il voit la photographie. Celle d’une forêt de bouleaux. Il défroisse la feuille. Il reconnaît cette photographie. Il la tenait dans sa main quand il est arrivé à la gare.
Tout lui revient brusquement. Le dispensaire, la main d’Edna, des feuilles dans une boîte en carton, sa main blessée de les avoir trop serrées, la salle de soins, des pansements, une odeur nauséabonde, le coma.
Il les avait oubliées. Où étaient-elles ? Pourquoi les retrouve-t-il en Bretagne, chez lui, le jour d’un cambriolage ?
On frappe à la porte.
Il remarque que toutes les feuilles de papier qu’il serrait dans sa main gare de l’Est sont posées sur le tas de bois. Ensemble. Réunies. Il les observe, les renifle. Ce sont des journaux étrangers.
On refrappe avec insistance.
Lucien va ouvrir. Les deux gendarmes encadrent un jeune homme qui porte une casquette et une barbe de quelques jours.
Lucien est pris d’un vertige. Il se retient à la porte. Pourquoi est-il si mal face à ces hommes en uniforme ?
L’un des gendarmes dit :
– Nous tenons notre voleur.
Mais Lucien ne l’entend pas. Il n’entend plus rien. Il oriente une feuille de journal en direction du jeune homme.
– Où l’avez-vous trouvée ?
Un des officiers répond :
– À proximité de la gare, il tentait de prendre la fuite.
– Ce n’est pas à vous que je parle, dit Lucien sèchement. C’est à lui.
Lucien tend toujours la feuille de journal en direction du jeune homme, qui paraît de plus en plus penaud. Lucien est terriblement impressionnant avec sa gueule balafrée et ses yeux pénétrants.
– Où avez-vous trouvé ces feuilles ? insiste-t-il.
– C’est pas moi, m’sieur. J’suis innocent.
Le deuxième gendarme sort une chaîne en or de sa poche. Lucien reconnaît immédiatement le bijou. La médaille de baptême d’Edna. Le pendentif – une Vierge Marie – fait un mouvement de balancier dans les doigts de l’officier de police.
– Reconnaissez-vous cet objet, monsieur ? Nous l’avons trouvé sur cet individu.
– Je l’ai pas volée ! C’est ma mère qui me l’a donnée !
Lucien fixe le voleur. Embarrassé, ce dernier se dandine d’un pied sur l’autre, reniflant bruyamment.
– Cet objet ne m’appartient pas.
La réponse de Lucien surprend plus le type à la casquette que les deux brigadiers. Ils insistent tour à tour, mais Lucien maintient sa déclaration : il n’a jamais vu ce bijou. Il ne lui appartient pas. Ni à lui, ni à sa compagne.
– Justine, on s’en va ?
Pépé est derrière moi. C’est lui qui m’a emmenée aux urgences. Il n’a pas voulu que je conduise, j’étais trop paniquée. Je n’arrêtais pas de crier : Pourquoi est-ce que son cœur lâche juste au moment où je pars deux jours ! Deux jours seulement ! Pourtant, je sais bien que souvent les résidents se rendent malades quand un proche s’absente.
Est-ce à cause de moi qu’Hélène est tombée dans le coma ? Est-ce que je suis punie d’être allée en Suède fouiller dans le passé d’Annette ? d’avoir forcé Magnus à parler ?
Jules m’a demandé si c’était bien mon petit week-end à Lyon, j’ai dit, Oui, trop bien. S’il connaissait la vérité, il me tuerait probablement.
Pépé est debout derrière moi, il a enlevé sa casquette. En le voyant ici, dans cette chambre d’hôpital, je pense que cela fait des années que je ne l’ai pas vu ailleurs que dans sa maison ou son jardin. Il a l’air gêné, gauche.
Entre nous le silence. Entrecoupé par le bruit des machines.
– Comment va madame Hel ? me demande-t-il.
– Elle est dans le coma.
Il ne dit plus rien, il fixe Hélène.
– Pépé, tu la connais ?
– Qui ?
– Hélène, tu la connais ?
– De vue, peut-êtle. J’étais petit quand ils tenaient le bistlot.
C’est la première fois qu’il répond à une de mes questions avec autant de mots : 11. Sans compter le trait d’union et l’apostrophe.
J’ouvre mon cahier bleu et reprends ma lecture comme si pépé n’était plus là. De toute façon, a-t-il jamais été là ?
Lucien retrouve le jeune voleur quelques heures plus tard, devant le comptoir d’un bistrot près du port. Il a l’air perdu dans ses pensées. Quand il relève la tête et qu’il voit Lucien se diriger vers lui, il pense que ce dernier est venu pour lui filer une rouste. Par réflexe, il pose les mains sur la tête pour se protéger des coups que Lucien pourrait lui mettre.
– J’ai rien fait, m’sieur.
– Où avez-vous trouvé ces feuilles de journaux ? lui demande Lucien.
Le jeune homme recommence à se dandiner d’un pied sur l’autre. Mais pourquoi est-ce que ce type s’intéresse tant à ces feuilles de chou alors qu’il a mis la maison à sac ?
Lucien le fixe. Jamais il ne le lâchera avant de savoir. Il a l’air cinglé avec ses yeux anormalement bleus. On dirait deux ampoules de couleur comme sur les manèges des fêtes foraines.
– Derrière une plinthe… dans votre cuisine… J’ai cru que c’étaient des billets de banque, une vraie déception.
Lucien marque un temps.
– Comment vous appelez-vous ?
Décidément, ce type est bizarre.
– Charles, m’sieur.
Lucien le fixe toujours.
Le jeune homme fouille alors dans sa poche et en retire la chaîne d’Edna. Il la lui tend, à regret.
– Gardez-la, Charles, lui dit Lucien. Pour votre fiancée.
– J’ai rien du tout, m’sieur. Alors une fiancée, vous imaginez.
Charles remet tout de même la chaîne dans sa poche.
– Enfin, on sait jamais.
Quand Edna rentre du travail, elle étouffe un cri. Simon n’est plus le même homme. On dirait qu’il a grandi tant il s’est redressé. Il est encore plus beau ce soir. Plus beau que ce matin quand ils se sont dit au revoir, bonne journée.
– J’ai trouvé des mots, lui dit Lucien en la regardant droit dans les yeux.
– Des mots ?
Edna est surprise par le propre son de sa voix, blanche.
– Des mots que j’ai écrits sur ces journaux. Pourquoi tu les avais cachés ? Pourquoi ?
Edna va s’asseoir et répond comme pour elle-même :
– Je ne sais pas. Je ne me rappelle pas.
Il lui tend les feuilles qu’elle n’a pas brûlées. Qu’elle aurait dû brûler.
– Le braille, tu connais ?
– Oui, répond Edna. C’est l’alphabet des non-voyants.
– Je ne sais pas pourquoi, mais je sais le lire. Et je pense que j’ai écrit à quelqu’un.
– Quelqu’un ?
– Une femme avec un oiseau dans la bouche. Et puis, il y a un endroit aussi. Un café avec une pancarte, « Fermé pour congés ».
– Tu veux bien me…
Elle trébuche sur les mots. Tente de prendre une voix naturelle, mais son cœur bat trop fort.
– Tu veux bien me lire ces phrases ? finit-elle par lâcher dans un souffle.
Lucien déplie les feuilles avec soin. Il touche le papier en fermant les yeux et se met à lire à haute voix :
– « Mon amour, la première fois que je t’ai embrassée j’ai senti un battement d’ailes contre ma bouche. J’ai d’abord cru qu’un oiseau se débattait sous tes lèvres, que ton baiser ne voulait pas du mien. Mais quand ta langue est venue chercher la mienne, l’oiseau s’est mis à jouer avec nos souffles, c’était comme si on se le renvoyait de l’un à l’autre. »
Edna ne l’écoute plus. Il l’aimait. Il était amoureux d’elle. Continuer ? Le ramener là-bas ? Rester ici avec la petite ? Sans lui ? Attendre demain matin et lui dire la vérité : en 1946, j’ai reçu un courrier, « quelqu’un » te cherche… ?
Le séparer de sa fille ? Retourner à Milly ? Parler à Hélène ? Voir ce qu’elle est devenue ? Vivante ? Morte ? Remariée ? Mère et amoureuse d’un autre homme ? La tuer et s’enfuir pour vivre à nouveau ?
Est-ce qu’on vole un homme comme un billet de banque ? Est-ce qu’on va en prison quand on enlève la vie d’un homme à une femme ?
Se suicider. Et dans la lettre qu’elle laisserait, elle écrirait : Hélène Hel, Café du père Louis, place de l’Église, Milly.
Et ma vie à moi, à quelle adresse se trouve-t-elle ? Est-ce que je vis ? Non. Le laisser vieillir sans jamais rien dire. De toute façon, il est trop tard.
La voix de Lucien la sort de sa torpeur. C’est la troisième fois qu’il pose la même question, accroupi devant elle pour être à sa hauteur :
– Est-ce que tu sais quelque chose de moi que je ne sais pas ?
– Non.
Une infirmière entre dans la chambre.
Pépé n’a pas bougé. Je vois à la tête qu’il fait qu’il est déçu que j’interrompe ma lecture. D’un geste qui se veut affectueux, il me presse l’épaule. Sa maladresse me fait mal. Au sens propre comme au figuré.
L’infirmière remplace la poche vide d’une perfusion. Elle nous sourit et jette un coup d’œil au cahier bleu qui est grand ouvert sur mes genoux.
– Vous avez raison de lui faire la lecture, elle entend tout.
Elle quitte la chambre. Pépé s’est assis dans un coin, les bras croisés, il semble perdu dans ses pensées. En le regardant, je me demande pourquoi on tombe amoureux. Moi qui passe mes journées à écouter des histoires, je suis bien placée pour savoir que l’amour ne supporte aucune explication.
– Continue ta lecture, me dit-il.
Juin 1951. Entre la gare de Milly et le café du père Louis, Edna ne croise personne. Dans le village, un soleil de plomb fait taire la brûlure des rues. Tout est silence : les arbres, les trottoirs, les murs. Les volets des façades sont fermés. La réverbération du soleil sur les pavés est aveuglante. Edna traverse la place de l’Église en observant son ombre, s’étonnant presque d’être faite de chair et d’os. Personne en terrasse.
La salle du café est vide. Il est 15 heures. Rien n’a changé depuis la dernière fois. La porte principale et les fenêtres sont grandes ouvertes. Personne. À croire que la sieste a touché toutes les âmes. Seul le bruit d’une machine à coudre, un ronronnement de chat. « Elle » est là, retranchée dans sa remise, dirigeant un morceau de tissu sous l’aiguille. Edna reste sur le pas de la porte. Il suffirait de faire quatre pas pour « lui » parler ou quatre en arrière pour retourner d’où elle vient, sans rien dire.
Une mouche lui frôle l’oreille. De la sueur coule entre ses narines et sa lèvre supérieure, dans l’empreinte de l’ange. Elle s’essuie du revers de la main en pensant à cette légende qui raconte que l’on saurait tout de sa vie avant de naître et qu’un ange poserait son doigt sur la bouche du bébé pour qu’il se taise, le marquant dans sa pulpe au-dessus de la lèvre. Si elle avait tout su, elle n’aurait pas laissé l’ange poser son doigt, elle aurait tout simplement renoncé à cette vie.
La machine à coudre s’est arrêtée. La chienne qu’elle a vue la dernière fois débarque comme un mirage. Elle halète, la tête baissée et les yeux mi-clos, vaincue par la chaleur. L’animal renifle vaguement Edna de loin, puis s’allonge sur le sol de tout son long sans la lâcher du regard. Hélène apparaît. Elle porte une robe noire. Derrière le bar, elle fait couler de l’eau et s’asperge le visage. Quand elle aperçoit cette cliente debout, près de la porte, elle attache un tablier autour de ses hanches en la saluant. Ses yeux se sont-ils agrandis depuis la dernière fois ? Son visage semble dévoré par le bleu de ses yeux. Comme celui de Lucien.
– Qu’est-ce que je vous sers ?
Edna est toujours debout à l’entrée.
– Je sais où est Lucien, répond Edna. Maintenant, il s’appelle Simon.
Edna n’avait pas prévu de dire ces deux phrases. Elle voulait s’asseoir, prendre le temps, le jeune serveur boiteux devait être là, elle aurait pu observer, se fondre parmi les clients, attendre la fermeture, peut-être même la tombée de la nuit. Mais non. La chaleur qui s’est abattue sur le pays a fait qu’elles se retrouvent face à face, sans témoin.
Hélène dévisage Edna, dont les paroles résonnent encore dans la pièce vide. Les bouteilles, les verres, les tasses, les tables, les chaises, le comptoir, les miroirs, la photo de Janet, le flipper se renvoient les mots comme une balle : je sais-où-est-Lucien-maintenant-il-s’appelle-Simon.
Hélène, muette, scrute les lèvres fines et rouges d’Edna.
– Voilà son adresse.
Elle lui tend un morceau de papier. Elle n’a pas bougé. Elle est toujours debout, immobile, à l’entrée du café, elle ne parvient pas à franchir une barrière invisible.
Hélène s’approche d’Edna. Elle observe l’infirmière comme si elle allait disparaître d’une minute à l’autre. Elle prend le papier, le déplie et le regarde en faisant semblant de lire pendant quelques secondes. Jamais, au grand jamais, elle n’avouerait à cette inconnue qu’elle ne sait pas lire. Elle relève la tête et demande :
– Comment savez-vous que c’est lui ?
– J’ai reçu votre avis de recherche, accompagné du portrait.
– Mais… c’était il y a longtemps.
Edna baisse les yeux et la voix.
– Il a été grièvement blessé. Mais il va mieux à présent.
– Vous êtes sa femme ? demande Hélène.
– Oui.
Choquée, Hélène prend une chaise pour s’asseoir.
– Où est-il ?
– Chez nous. Avec notre fille.
– Pourquoi êtes-vous venue ?
Edna ne répond pas. Elle quitte le bistrot et disparaît aussi vite qu’elle est apparue. Avalée par la lumière crue du jour.
Il se passe au moins une heure entre son départ et l’arrivée du petit Claude. Hélène, assise sur sa chaise, plantée au milieu du bistrot, serre le papier dans ses mains. La salle du café est toujours vide. À croire que dans le monde, plus personne n’a soif alors qu’il fait une chaleur à crever.
Claude a du mal à comprendre ce qu’Hélène lui raconte, une grande femme, très maigre, celle de Lucien, les cheveux noirs, qui s’appelle Simon, grièvement blessé, une petite fille, me dire qu’il n’est pas mort. La chaleur empêche Claude de penser, de comprendre les mots hachurés que sa patronne et amie débite. Hélène finit par lui tendre un papier qu’il lit à voix haute : « Route des Anges, L’Aber-Wrac’h. »
Lucien ouvre la porte. Hélène ne se rappelait pas qu’il était aussi grand. Il a beaucoup changé. Il ressemble à un homme maintenant. Ils avaient presque le même âge tous les deux et à présent, elle réalise qu’elle a l’air beaucoup plus jeune que lui. Ses cheveux ont foncé. Une profonde cicatrice lui barre le visage, de la tempe gauche à son lobe droit en déformant son nez. Ses immenses yeux bleus la fixent. Il recule légèrement pour la laisser entrer comme s’il l’attendait.
Ses jambes ont du mal à la porter. Elle s’est bêtement faite belle, par vanité. Elle n’aurait jamais dû. Elle aurait dû savoir qu’il avait changé, elle aurait dû savoir qu’il ne fallait pas se maquiller. Que ce n’est pas une fête qu’ils s’apprêtent à vivre mais l’enterrement de leur jeunesse. En pénétrant dans cette maison inconnue, où les portraits de Rose semblent se multiplier à l’infini, elle se demande s’ils n’auraient pas mieux fait de mourir tous les deux le jour de l’arrestation. Partir avec Simon sous les balles des Boches pour ne jamais vivre cet instant. On peut tout imaginer des cruautés de la guerre. Que son homme revienne mort, blessé, amputé, paralysé, fou, méchant, violent, alcoolique, jaloux, invivable, traumatisé, défiguré, mais jamais on ne peut imaginer qu’on va le retrouver dans une autre maison, dans une autre vie, avec une autre femme.
– On se connaît.
Lucien vient de prononcer ces trois mots. Elle ne saurait dire si c’est une question ou une affirmation. Sa voix s’est un peu voilée. Elle a du mal à croire que cette scène est réelle, qu’elle est face à Lucien, qu’il n’est jamais revenu parce qu’il a fait le choix d’une autre maison, d’une autre vie, d’une autre femme.
Autour d’elle, il n’y a que les objets qu’il doit frôler ou utiliser chaque jour. Elle se fait l’effet d’une étrangère qui a trop longtemps attendu un inconnu.
– Oui, on se connaît.
– La mouette, c’est vous ?
– Elle est à moi.
Il la dévore des yeux. Elle a le sentiment qu’il la caresse. Elle est en train de revivre l’été 36 sans qu’ils se touchent. Un été à l’envers, comme dans un cauchemar.
– Comment tu m’as retrouvé ? demande-t-il.
– Je ne voulais pas venir, c’est un ami qui m’a obligée.
Il la regarde de haut en bas. Elle se force à sourire alors que chaque parcelle de son corps sanglote, même la robe qu’elle porte, même ses chaussures neuves qui lui compriment les chevilles. Il fixe ses mains tremblantes qui s’accrochent à une petite valise bleue qu’elle finit par lui tendre.
– Voilà quelques affaires. Des livres, des chaussures et les chemises que tu aimais porter. Ce sera peut-être démodé.
Lucien prend la valise sans la lâcher du regard. Lucien est incapable de lui demander pardon, incapable de lui avouer qu’il ne se souvient pas d’elle. Comment a-t-il pu oublier cette femme ? Il avait le droit de perdre la mémoire mais pas cette femme.
D’habitude, quand Edna rentre chez elle, la radio est toujours allumée, mais pas ce soir. Rose essaie d’ouvrir une valise bleue qui est posée sur le sol de la cuisine, mais ses petites mains ne parviennent pas à soulever les deux languettes de l’attache. Dès qu’elle l’aperçoit, Edna comprend qu’Hélène est venue. Elle se rappelle les lettres que Simon/Lucien a écrites : « Toi, tu avais fait le nécessaire pour les provisions et moi, la valise bleue. Je l’ai posée sur le sol de notre chambre. La Méditerranée sur le parquet. Une flaque bleue remplie de romans que je t’ai lus. »
Cela faisait longtemps qu’Edna attendait cette visite, elle pensait qu’elle aurait lieu plus tôt. Déjà six mois qu’elle est allée au café donner leur adresse à Hélène Hel, six longs mois, plus de 180 jours et nuits à appréhender. Repartirait-il avec elle ? La reconnaîtrait-il ? Cela faisait six mois qu’elle se préparait à retrouver la maison vide.
Rose semble déçue par le contenu de la valise, quelques livres, de vieilles paires de chaussures datant d’avant-guerre et trois chemises blanches. Pas de quoi s’amuser.
Simon apparaît en haut de l’escalier.
– Tu n’écoutes pas la radio ? lui demande bêtement Edna, ne trouvant rien d’autre à lui dire.
– Non, je n’ai pas le cœur.
Il descend l’escalier pour embrasser sa fille. Edna est en train d’observer les chemises blanches.
– C’est quoi cette valise ? demande-t-elle.
– Je l’ai trouvée.
– C’est drôle, on dirait que les chemises sont à ta taille.
Lucien prend une des vieilles godasses encore dans la valise et l’enfile.
– Oui, et regarde, dit-il, cette chaussure me va aussi bien que la pantoufle de vair à Cendrillon. Comme dans un conte de fées sans fée.
– Pourquoi dis-tu ça ?
– Y a des turbots pour le dîner, je vais les vider, répond-il.
Il déteste le poisson. Il déteste le manger mais aussi le vider, le cuisiner, toucher les écailles, couper la tête. L’odeur du poisson mort lui donne la nausée.
Rose imite son père, elle enfile l’autre chaussure en riant aux éclats.
Claude attendait Hélène devant l’abbaye de Notre-Dame-des-Landes. Il était assis sur un banc de pierre, observant une grappe de gosses jouer au foot. Quand elle s’est approchée, le vent a défait ses cheveux et le ruban qui les maintenait s’est envolé vers l’océan. En la regardant s’approcher de lui, il a pensé qu’il n’était jamais tombé amoureux d’elle. Au café, les clients le charriaient depuis des années, Allez le cht’i Claude, avoue que t’en pinces pour ta patronne ! Non, il l’aimait comme on aime une grande dame, une femme qui récure les sols, coud et lit Le Silence de la mer sans faire de différence.
Il n’était tombé amoureux qu’une seule fois, d’une cliente qui avait fréquenté le café chaque jeudi matin pendant deux ans.
Le jeudi matin, c’était jour de marché à Milly, après avoir fait ses courses, elle venait boire un verre au café du père Louis. Son père buvait toujours un café et elle, une grenadine à l’eau. Claude mettait tout son cœur quand il lui versait sa grenadine et gardait son verre caché dans un tiroir, sous le bar. Il le lavait séparément des autres et l’essuyait avec un chiffon doux pour y faire entrer le plus de lumière possible. Quand elle buvait, l’espace de quelques secondes, il ne respirait plus, trop occupé à l’observer avaler le liquide rouge. Il bénissait les jours de marché où il faisait chaud : il la resservait jusqu’à ce qu’elle étanche sa soif sans aucun supplément. Elle s’installait sur la terrasse et il lui faisait de l’ombre avec un parasol qui lui était destiné. Elle ne lui souriait pas comme elle souriait aux autres, Claude en était sûr, elle aussi était amoureuse de lui. Ça se voyait à la manière dont elle le cherchait du regard depuis la place de l’Église avant d’arriver au bistrot. Elle apparaissait toujours vers 11 heures, accompagnée de son père. Leurs minutes étaient comptées. Ils arrivaient par l’autobus de 9 h 45, remplissaient leurs paniers, buvaient un verre et repartaient par celui de 11 h 40. Chaque jeudi, Claude vivait vingt minutes de grâce, et cela valait des années de bonheur conjugal, pensait-il. Surtout en cette période d’après-guerre où l’on se réveillait en s’étonnant d’être encore vivant. Quand elle repartait, il ne vivait plus que pour le jeudi suivant.
Un jeudi matin, elle n’était pas venue, son père était seul. Claude avait pensé qu’elle était souffrante. Le jeudi suivant non plus. Le troisième jeudi, Claude osa demander au père s’il fallait préparer le verre de grenadine pour la demoiselle, ce à quoi le père répondit, Non, Marthe est partie travailler à Paris chez un notaire. Claude faillit s’évanouir : il la perdait le jour où il apprenait son prénom, cela le bouleversa doublement. Marthe ne revint jamais au café et les jeudis de Claude se mirent à ressembler aux autres jours de la semaine. Qu’il fasse beau ou qu’il pleuve n’avait plus aucune importance pour lui. Le verre resta longtemps dans un tiroir, puis, un jour de grand ménage, il rejoignit les autres verres sur les étagères.
Quand il a remarqué qu’Hélène ne portait plus la valise bleue, Claude a compris que c’était bien Lucien qui vivait dans la maison qu’on leur avait indiquée. Il avait insisté pour venir et pour qu’elle sache, mais en la voyant approcher, sa paire de chaussures neuves à la main, avec un air terriblement malheureux qui déformait les traits de son visage, il avait regretté.
Tous deux ont repris l’autobus, et Claude n’a posé aucune question à Hélène. Elle finirait par tout lui raconter quand ils rentreraient.
Sur le chemin du retour qui a duré plus de quatorze heures, Hélène a regardé le ciel à maintes reprises en lui répétant : Je ne comprends pas pourquoi la mouette ne revient pas avec moi. Elle n’a plus rien à faire là-bas.
Le jour de son retour de Bretagne, c’est le regard de Louve qui a le plus attristé Hélène. Comme si la chienne avait compris qu’elle ne verrait jamais son maître. Hélène redoutait le moment où elle se retrouverait face à son lit. Depuis l’arrestation, elle y avait toujours dormi avec l’espoir de Lucien, un espoir qui la tenait au chaud. Désormais, ses nuits seraient froides, même si Louve dormait à ses pieds.
Hélène n’a pas eu le cœur de vider la partie gauche de l’armoire où toutes les affaires de Lucien étaient suspendues dans le temps, pantalons, caleçons, gilets, eau de Cologne. Elle verrait plus tard. Pour l’instant, elle n’ouvrirait plus que la partie de droite, celle de ses robes.
Le soir même, Lucien a rangé la valise bleue derrière la commode de leur chambre. Edna lui en a voulu. LEUR chambre plutôt qu’une pièce annexe comme la cave, le grenier ou la remise. Il voulait garder près de lui cette Méditerranée qui avait été le témoin privilégié de l’autre amour. Au milieu de la nuit, Edna l’entendait se déchaîner. Comme un animal tapi dans un coin, un animal maléfique et cruel qui finirait par la noyer.
Pour se rassurer, elle avalait des comprimés de morphine et se racontait des histoires… Il n’est pas reparti avec elle, il a décidé de rester avec moi, c’est son choix, il m’a regardée tendrement avant-hier soir à 21 h 05, quand il m’a embrassée la semaine dernière avant de partir travailler, sa bouche a presque touché la mienne, il m’a souri au dîner, il y a dix jours, il m’a demandé si je n’avais pas froid et a posé un châle sur mes épaules avant même que je réponde. Edna consignait tous les signes de cet amour probable dans son carnet émotionnel.
Un dimanche matin, quelques semaines après la visite d’Hélène, Lucien a ouvert la valise bleue sur le lit. Il en a longuement observé le contenu sans le toucher. Edna l’épiait, cachée derrière la porte. Elle se disait que quand il en aurait terminé, elle changerait les draps. Puis il a sorti tous les livres de la valise, l’a refermée et l’a à nouveau rangée derrière la commode. Il a posé les livres par terre près d’un fauteuil, en a ouvert un premier au hasard, puis un deuxième et s’est mis à les lire tour à tour et à les relire chaque jour. Il devait y en avoir une vingtaine. Dont une dizaine de Georges Simenon.
À partir de ce jour-là, à peine était-il rentré du travail qu’il retrouvait son fauteuil et ses livres. Il avait la tête d’un explorateur qui découvre une planète inconnue et qui cherche coûte que coûte les preuves d’une vie antérieure.
À partir de ce dimanche-là, Edna a cessé de se raconter des histoires.
Lucien revoyait Hélène dans l’embrasure de la porte. Il sentait son parfum de rose quand elle était entrée dans la maison. Petite femme gracieuse avec sa peau blanche, ses grands yeux et son ruban dans les cheveux. Il la revoyait, les lèvres tremblantes, s’accrochant à sa valise bleue comme au bastingage d’un bateau pour ne pas être emportée. Il ne revoyait qu’elle. Cela faisait six ans qu’il vivait aux côtés d’Edna dont il ne savait rien, dont l’abandon de soi semblait proscrit. Tout était retenu chez Edna, jusqu’à ses cheveux qu’elle tirait en un chignon impeccable. Alors qu’en quelques minutes, il lui avait semblé tout savoir de la Mouette. C’est ainsi qu’il la nommait en pensée puisqu’il ne connaissait pas son nom.
Tout. Il avait tout su d’elle dès qu’elle était entrée. Que le mot « délicatesse » était celui qu’elle préférait, qu’elle chantait en lavant la vaisselle parce qu’elle avait horreur de cela, qu’elle n’essuyait jamais les verres, qu’elle les faisait sécher sur le rebord de l’évier, qu’elle aimait faire l’amour au réveil, qu’elle était frileuse, qu’elle mangeait des pommes rouges, qu’elle portait des bas de laine, qu’elle aimait le vent, le soleil mais à l’ombre, les fêtes foraines, pisser dans l’herbe, rouler à bicyclette dans les flaques d’eau, jouer aux osselets, natter ses cheveux, la Suze, la couleur bleue, la pleine lune, nager, coudre, rire, marcher, rêver, le silence, les parquets qui craquent, l’eau chaude, la poudre de riz, les draps blancs, les robes noires, le parfum des roses, les bouquets de lavande dans les armoires, les grains de beauté, toucher les choses, qu’elle avait la gorge fragile, qu’au moindre coup de froid elle s’enrhumait, qu’elle avait de violents maux de tête et des règles douloureuses.
Tout. Pourtant, il ne se rappelait rien. Pas même d’où elle venait, ni même où ils vivaient. Car il avait vécu avec cette femme-là et, il en était certain, Edna le savait, pourquoi, il n’en avait aucune idée, mais elle savait, elle connaissait l’existence de la Mouette. Son regard sans cesse dérobé la trahissait.
La mouette du ciel était toujours là, comme une vieille amie, une ombre en plus les jours de soleil. Elle se posait souvent sur le toit de la maison et le suivait quand il partait travailler à la conserverie. Il n’aimait pas son travail, il puait trop le poisson. Il n’aimait pas sa vie. Il n’aimait pas sa sale gueule barrée par une cicatrice, qu’il rasait tous les matins dans le miroir de la salle de bains.
Seule Rose lui donnait le moyen de tenir. Rose, et les cigarettes dont il adorait avaler la fumée, le soir, en regardant un point fixe dans le ciel.
Un mardi après-midi où il avait quitté plus tôt le travail, sachant qu’Edna ne rentrerait pas avant le soir, il a ressorti la valise. Il a essayé les chemises blanches les unes après les autres en se regardant dans le miroir de la bonnetière. Dans le reflet de la glace, il n’a pas reconnu l’homme à qui elles avaient appartenu, mais il l’a envié.
Hélène a demandé à Claude d’écrire « À vendre » en noir sur un écriteau blanc. Avec du fil, des ciseaux et du ruban, elle a fabriqué une attache. Elle a accroché l’écriteau sur la porte du café. Claude lui a demandé si elle était sûre. Que deviendrait-elle après ? Elle lui a répondu qu’elle repartirait à Clermain avec Louve, chez ses parents. Ils n’étaient plus tailleurs et avaient vendu leur boutique, mais elle trouverait toujours des travaux de couture. Claude s’en était encore plus voulu de l’avoir emmenée à l’Aber-Wrac’h. Il avait fini par croire au retour de Lucien encore plus fort qu’elle. Depuis des années, lui aussi pensait qu’un jour il rentrerait dans le bar et s’installerait derrière le comptoir comme si de rien n’était. Il avait fini par croire à la croyance d’Hélène comme si c’était la sienne. Ce voyage avait anéanti tout espoir de retour.
À Milly, la nouvelle de la vente du café du père Louis fit l’effet d’une bombe. La plupart des hommes s’étaient rassemblés devant la porte pour s’assurer que ce n’était pas une fausse rumeur : Hélène Hel, LEUR Hélène Hel, vendait LEUR café ! Ils étaient tous là, les vieux, les jeunes, les retraités, les alcoolos, les actifs, les paysans, les courageux, les fainéants, les vétérans, les artisans, le curé, les ouvriers, les contremaîtres. Ce n’était pas possible. Comment pouvait-elle partir, les abandonner comme de vieilles chaussettes ? Qu’allaient-ils devenir sans elle, qui raccommoderait leurs pantalons et, les jours de la semaine, qui leur servirait à boire et à manger, qui les écouterait rabâcher, qui leur vendrait leur tabac, qui s’occuperait de Baudelaire, qui leur donnerait le tiercé dans l’ordre, qui leur sourirait comme elle souriait ? Ils avaient tous le sentiment de perdre le suc de leur matin, de leur midi, de leur fin du jour. Car rien n’était plus salutaire que ce jardin de bouteilles au milieu des tracas quotidiens, des soucis d’argent, des gosses, des femmes, du salaire qu’il fallait ramener, que de pousser la porte du café et de retrouver un vieux pote à qui raconter deux ou trois conneries. Le café du père Louis était le carrefour où ils se croisaient, se serraient la main, échangeaient sur l’usine, les livraisons, les bêtes, le patronat, les récoltes, les dernières nouvelles. L’hiver, il y faisait toujours chaud, Hélène elle-même veillait aux bûches. Et puis, ça sentait bon là-dedans : ou le fumet d’un plat unique servi à midi, ou une odeur de rose. Ce n’est pas parce qu’on se soûle un peu, que l’on n’aime pas le parfum des roses. La radio rythmait les secondes, les actualités, les chansons d’amour, une tasse ou un verre où tremper ses lèvres et la vie suivait son cours, plus légère, aussi légère qu’Hélène Hel, la femme idéalisée, qu’on aurait pu soulever du bout du doigt tant elle était menue.
Très vite, une terrible crainte traversa le village : qui serait le futur repreneur ? Jamais il n’aurait les yeux clairs, jamais il ne les raccompagnerait chez eux les soirs de cuite, jamais il ne leur raccommoderait quoi que ce soit, jamais il ne veillerait au feu, jamais. Qu’on en sorte vainqueur ou vaincu, on perd toutes les guerres, mais ils ne perdraient pas Hélène. Et si ce « repreneur » transformait leur café en garage ou en mercerie ? Très vite, les consommateurs firent courir le bruit dans toute la région que quiconque mettrait les pieds au café du père Louis à Milly pour faire une offre d’achat à sa propriétaire le regretterait amèrement (et l’on ne retrouverait sans doute jamais son corps).
Personne ne s’y risqua. Et Hélène ne sut jamais pourquoi personne ne racheta son bistrot. Comme si son écriteau était invisible. Écriteau qu’elle avait dû changer trois fois à cause des intempéries et des malveillants qui l’avaient arraché.
Début 53, Hélène finit par demander à Claude d’écrire « À vendre » sur la vitre de la porte mais cela ne changea rien, elle ne reçut aucune proposition.
Dans un premier temps, Claude avait écrit « À vendredi », sachant qu’Hélène ne s’en apercevrait jamais. Puis, pris de remords, il avait passé de l’essence de térébenthine sur le « di ».
– Justine, il est minuit. Il faut rentrer.
La voix de pépé me ramène au présent.
Je referme le cahier bleu juste après avoir embrassé Hélène. Je ne sais pas si elle m’entend lire sa vie.
Dans le couloir, Roman, Clotilde et Rose sont là. Je leur présente pépé. Roman me dit :
– Janet Gaynor a eu un oscar pour trois films, L’Heure suprême, L’Ange de la rue et L’Aurore. À l’époque, on pouvait récompenser la même actrice pour plusieurs rôles.
J’aurais préféré qu’il me dise, Justine, je vous aime et Clotilde n’a jamais existé. C’était une mauvaise blague. Et ce n’est pas Hélène qui est dans cette chambre, c’est un sosie. Hélène est partie faire un trekking au Népal.
Pour l’oscar de Janet Gaynor, je le savais déjà. Je sais même que les animateurs de Walt Disney se sont inspirés de son visage pour créer le personnage de Blanche-Neige. Je lui dis juste :
– Au revoir.
Il est une heure du matin. Et comme si le ciel rendait hommage à Janet, il neige un peu. Les essuie-glaces grincent. Pépé conduit à deux à l’heure.
– C’est toi qu’as éclit ce que tu lisais à madame Hel ?
– Oui.
– C’est bien.
– Merci.
J’ai envie de dire à pépé que je l’ai écrit pour le petit-fils de madame Hel dont je suis raide dingue, j’ai envie de lui dire que je suis allée en Suède et que Magnus m’a tout raconté, j’ai envie de lui dire que sur le toit des Hortensias il y a une mouette, j’ai envie de lui dire que je couche avec Je-ne-me-rappelle-plus-comment, j’ai envie de lui dire qu’un jour je suis rentrée trop tôt à la maison et que j’ai trouvé mémé habillée en plombier, j’ai envie de lui dire que Patrick et Jo s’aiment d’amour, mais au lieu de ça, je fais semblant de dormir.
Derrière mes paupières closes, les visages de Clotilde et d’Hélène se confondent. De temps en temps, j’ouvre les yeux pour observer le profil de pépé qui s’éclaire quand on traverse un village ou qu’on passe près d’un réverbère. Je ne pense qu’à Roman qui est marié et à Hélène qui s’approche de la fin. Je pense au désert qui m’attend au tout prochain virage. Et lui ? À quoi pense-t-il, mon pépé ? Ce pépé qui ne dit jamais rien. Qu’elle est revenue ?
Annette est revenue pour se marier avec Alain Neige le samedi 13 février 1985 à 15 heures à l’église de Milly. Il y avait des fleurs blanches dans ses cheveux blonds. Armand n’a vu que cela : une couronne de fleurs blanches. Il n’a pas vu la beauté de Sandrine accrochée au bras de Christian, il n’a pas vu Magnus emmener Annette, tremblante, vers l’autel, il n’a pas entendu les consentements mutuels, il n’a pas vu Eugénie essuyer une larme, il n’a pas entendu Imagine de John Lennon, après l’échange des alliances. Il a passé la journée dans un champ de fleurs blanches accroché à des cheveux.
Il ne saurait dire si, en quittant l’église, ils ont rejoint la maison à pied ou en voiture. S’il faisait froid ou très froid pour un mois de février. S’ils ont fait chanter les voitures en klaxonnant. Les mariés portaient la même tenue. Armand détestait qu’Eugénie les habille de la même façon quand ils étaient petits. Mais ce 13 février 1985, il n’a pas prêté attention à ce détail.
Ils étaient quinze autour de la table de la salle à manger : Armand, Eugénie, Christian, Sandrine, sa mère, Alain, Annette, ses parents Magnus et Ada, le frère d’Annette et quelques amis des mariés.
Eugénie avait demandé à Armand de pousser les meubles. Pour l’occasion, elle avait mis une nappe blanche. Armand disait oui, Armand disait non, Armand souriait, Armand servait des verres de champagne, ou peut-être était-ce autre chose.
Ils ont mangé le fameux couscous de la mer. Eugénie avait commencé à le préparer la veille. Elle avait passé une partie de la nuit à égrainer la semoule comme le lui avait appris son amie Fatiha.
Magnus a fait quelques photos avec l’Instamatic de Christian. Puis ils ont dansé. D’abord les vieux, qui n’étaient pas tellement vieux, ensuite les jeunes, qui n’étaient plus tout à fait jeunes. Christian et Alain avaient enregistré des cassettes pour leur mariage. Des cassettes que Jules a toujours dans un des tiroirs de son bureau.
Quand les vieux se sont rassis, Alain a passé l’album de Prince Sign o’ the Times.
Ensuite, ils ont mangé une pièce montée qu’Annette et Sandrine ont découpée ensemble. Sur le sommet, quatre figurines en plastique représentant les jeunes mariés s’enlaçaient.
Annette a décroché un des couples en plastique et a léché la crème et le caramel sous leurs pieds.
En fin d’après-midi, les mariés un peu éméchés sont montés faire une sieste sans leurs femmes qui sont restées en bas avec les invités. Eugénie est retournée en cuisine pour préparer une grande soupe à l’oignon. Ada et Magnus l’ont aidée. Pendant ce temps, Annette a mis Angie, des Rolling Stones, puis elle a invité Armand à danser.
Pendant Angie, contre son corps, il a pensé, Je disparais. Il y a des gens qui partent, qui disparaissent du jour au lendemain. J’ai déjà vu ça dans une émission. Pendant Angie, il a senti sa petite main s’agiter comme un oiseau dans ses doigts. Il a ouvert la main, elle s’est échappée. La chanson était terminée.
La couronne de fleurs est tombée par terre. Armand l’a ramassée.
Annette s’est mise à pleurer et à rire en même temps, la morve coulait sur ses lèvres, elle reniflait en parlant suédois, et jamais Armand n’avait vu quelque chose d’aussi beau que cette morve qu’elle essuyait du revers de la main. Magnus est sorti de la cuisine, il a pris sa fille dans ses bras et l’a cajolée. Ensuite, elle est allée s’enfermer un long moment dans les toilettes. Personne ne s’en est aperçu, sauf Armand. Tout le monde a cru qu’elle était montée rejoindre son mari.
Pendant qu’ils mangeaient la soupe à l’oignon et qu’Alain racontait des blagues qui faisaient rire tout le monde, surtout son frère, Armand est allé dans les toilettes à son tour. Annette venait juste d’en sortir. Elle avait trituré des magazines de vente par correspondance et jeté des kleenex dans la petite poubelle liberty. Ils étaient encore tout imprégnés de larmes. Armand les a tous mis dans sa poche pour enfermer le chagrin d’Annette.
Il est resté debout devant les chiottes un long moment. Il aurait voulu rester là jusqu’à sa mort. Les deux mètres où elle venait de passer une heure lui feraient un caveau inespéré.
Il a baissé son pantalon et s’est assis sur la cuvette encore chaude. Il ne s’attendait pas à cette chaleur. Celle qu’elle avait laissée derrière elle. Il a fermé les yeux et s’est mis à pleurer.