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– Pépé ?

– Hum.

– C’est quoi le plus beau Noël de ta vie ?

Nous ne sommes plus qu’à 3 kilomètres de Milly. Nous avons mis trois heures pour rentrer de l’hôpital.

Son profil est plongé dans l’obscurité. Il regarde la route, fixement. Ce n’est plus de la neige qui tombe sur le pare-brise mais quelque chose comme du verglas.

Je sens qu’il se raidit à cause de la question que je viens de lui poser. Puis il laisse venir. Je ne sais pas ce qu’il laisse venir mais je vois ses épaules se relâcher.

J’ai posé cette question pour lui faire du mal. Pour me venger. Pour venger ma famille. Pour le bruit qu’il n’a jamais fait en gardant son silence de merde. Son amour sous cloche. Je suis une petite-fille qui lui pourrira toujours la vie avec ses questions à la con. Et lui la mienne parce qu’il ne me répondra jamais.

– Tu peux me ramener à l’hôpital demain ?

– Si tu veux.

Pépé rentre la voiture au garage. Jules débarque dans les phares.

– Alors ?

– Commotion cérébrale.

Jules marque un temps d’arrêt.

– Elle va mourir ?

– Je ne sais pas… sûrement.

Je regarde pépé regarder Jules.

– Qu’est-ce que tu fais encole debout à cette heule-là ? demande pépé à Jules.

– Je vous attendais.

– T’as école demain.

– Armand, on est en pleines vacances scolaires, là, je te rappelle que demain c’est Noël.

Pépé grimace à l’évocation du mot « Noël ». Puis il se referme comme une huître.

Jules me serre dans ses bras. Il fait au moins trois têtes de plus que moi.

– T’es triste ?

– Non. Lucien l’attend là-bas.

Il me lâche aussitôt.

– Tu parles, personne n’attend personne nulle part. C’est des conneries tout ça. Quand t’es mort, t’es mort. Ces histoires, c’est fait pour rassurer ceux qui ratent leur vie… Y a pas de seconde chance, Justine… C’est tout de suite ou jamais. C’est pour ça qu’il faut que tu bouges ! Que tu te tires de ce bled.

Je n’ai pas envie de répondre à Jules. Je n’ai plus envie de répondre à personne.

Lucien attend Hélène quelque part et Roman est marié avec un prénom très moche. Mais il n’y a que le prénom de moche, le reste est sublime. J’ai même plus envie d’écrire pour Roman parce que je suis sûre qu’il va faire lire le cahier bleu à sa femme. Et ce cahier, je ne l’écris pour personne d’autre que lui.

– Tu dors avec moi ? me demande Jules.

– Si tu veux… mais il faut que je finisse d’écrire un truc, faudra pas m’embêter.

– Tu m’as acheté quoi pour Noël ?

– Je ne te le dirai pas, même sous la torture.

– Je ne te donne pas une heure pour tout m’avouer.


Le 24 décembre 1989 à 18 heures, un bonnet sur la tête, Annette a dit à Eugénie qu’elle partait faire une petite course en vitesse au supermarché.

Eugénie, les mains dans la farce, a insisté pour qu’Armand l’accompagne, d’ailleurs elle avait préparé une liste pour lui : Dépêchez-vous, avant que la supérette ne ferme !

Pour une fois, Armand n’a pas cherché de prétexte pour éviter Annette, peut-être parce que les cheveux blonds de la jeune femme étaient cachés sous ce bonnet, ça lui a fait l’effet d’un paratonnerre.

Et puis il faisait nuit, il faisait froid, c’était la fin d’une année, une année à essayer de ne pas penser à elle, une année à redouter ses visites, une année à l’éviter, à faire des heures supplémentaires à l’usine, une année de plus. Il était fatigué.

Annette a voulu y aller à pied. Armand a dit que non, ils allaient prendre la voiture. Armand a démarré, il a mis le chauffage sur « maximum ». Annette a allumé la radio. A changé de station. Il y a eu une chanson d’Étienne Daho, Tombé pour la France.

Annette a demandé à Armand ce que voulait dire « tombé pour la France ». Armand a répondu que c’était en rapport avec un acte civil, quelque chose d’héroïque, de militaire. Annette a dit que le garçon qui chantait n’avait pourtant pas une voix de militaire. Cette remarque a fait sourire Armand.

En l’espace de quelques secondes, il a pensé, Je l’enlève, je ne demande surtout pas de rançon et je ne la rends jamais à personne. Mais il a dit : Tu as besoin de quoi au magasin ?

Elle a répondu, D’un truc de fille.

Il s’est senti vieux. Elle, c’est une fille, et moi, je suis vieux. Et c’est la femme de mon fils.

Il s’est garé.

Il n’a pas pu s’empêcher de regarder la buée qui sortait de sa belle bouche quand ils se sont retrouvés sur le trottoir. L’empreinte de son souffle dans le froid.

Dans la vitrine, ils ont vu leurs silhouettes côte à côte se refléter sur la liste des articles de Noël en promotion. Il a pensé que son ombre avait l’air plus jeune que lui. Il a pensé qu’il se sentait vieux, mais qu’il ne l’était pas.

Ils sont entrés dans la supérette qui est fermée depuis. Maintenant, c’est un garage. Pas un garage où on vend des voitures, non, juste un garage où on fait des vidanges, change des pièces, vérifie la pression des pneus.

Ils sont donc entrés, ils étaient les derniers clients. Après eux, la supérette allait fermer. Chacun avait son réveillon à préparer.

Armand a lu la liste qu’Eugénie avait écrite sur une chute de papier-cadeau : gros sel, champignons de Paris entiers, cotons-tiges. Qu’est-ce qu’elle avait besoin d’acheter des cotons-tiges le soir du réveillon ?

Dans un rayon, Armand a croisé Annette qui avait l’air de se poser beaucoup de questions devant les boîtes de tampons hygiéniques.

Armand a rougi. Les serviettes et autres trucs de sa femme étaient rangés au fond d’un tiroir dans la salle de bains et au fond du caddie quand ils faisaient les courses.

Eugénie avait dit à Armand qu’Alain et Annette essayaient désespérément de faire un bébé. Il a eu le temps de penser qu’Annette devait être triste. Embarrassé, il est retourné fissa vers le rayon des condiments. Il a fini par trouver le gros sel et a payé.

En quittant la supérette, Armand a dit : « Joyeux Noël » à la caissière. Il n’avait jamais dit ce genre de chose. Il n’avait jamais été un type sympa.

Annette l’attendait déjà dans la voiture. Elle s’était dépêchée de payer ses tampons pour qu’il n’ait pas à rougir comme un bêta à la caisse, une fois de plus. Elle avait enlevé son bonnet. Quand elle l’a vu arriver, elle lui a souri. Il n’a pas eu envie de monter dans la voiture. Il s’est entendu se dire, Tire-toi et cours très vite. Devant lui, la grand-rue et l’église étaient plongées dans l’obscurité.

Armand est remonté dans sa voiture. A mis le contact, a tourné le bouton du chauffage sur « maximum », a jeté le sac de courses sur le siège arrière. Il a desserré le frein à main, a soufflé sur ses doigts et l’a embrassée au lieu de démarrer. En l’embrassant, il a caressé ses cheveux avec les deux mains et a glissé sa langue dans sa bouche. Le palais d’Annette, un champ de fraises. Il a fermé les yeux pour mieux la voir. Elle s’est penchée vers lui. Le baiser d’Annette lui a rappelé les bonbons acidulés qui éclatent entre la langue et le palais et laissent un parfum de fruit dans la bouche. Il en piquait aux jumeaux quand ils étaient petits.

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