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En 1944, quatorze mois après l’arrestation de Lucien, des Allemands abandonnent un de leurs chiens sur le bord de la route. C’est une femelle, une grande bête fauve et noire, famélique.

Elle reste longtemps figée à la sortie du village, comme une statue fixant l’horizon.

Un soir, la grande chienne suit Hélène jusque devant le bistrot du père Louis. Hélène la laisse entrer. La bête se couche dans la sciure. Hélène lui donne de la soupe à laper. Puis elle la baptise Louve.

À la Libération, Hélène sert des verres gratuits à tout Milly. Même les femmes sont là. Même celles qui regardent Hélène d’un mauvais œil parce qu’elle est peut-être trop belle pour une patronne de bar. Louve, seule rescapée allemande à des centaines de kilomètres aux alentours, les observe boire et trinquer jusque tard dans la nuit.

Hélène boit aussi ce jour-là. Elle boit à l’attente de Lucien. Elle boit aux sursauts qu’elle fait chaque jour à cause du silence de son absence. Aux portes qu’elle entend claquer, mais qui ne claquent plus. À la taie d’oreiller qui reste impeccable et qu’elle frappe du poing chaque matin, avant de faire le lit. Aux cheveux noirs qu’elle ne trouve plus dans les draps blancs. Aux pages des livres qu’elle tourne seule, aux repas qu’elle prend debout sur le coin de la table, tournant le dos aux chaises vides.

Elle boit à l’espoir de le voir revenir, blessé peut-être, mais vivant. Elle sait qu’il n’est pas mort, elle sent son cœur qui continue de battre, mais elle ignore où et comment. Et puis la mouette n’est pas revenue. Elle boit en pensant que celui qui les a dénoncés est peut-être parmi cette foule qui trinque et danse joyeusement sur le parquet de son bistrot. Mais elle ne veut pas détester. Elle veut juste espérer. Comme elle a espéré apprendre à lire.

À partir du jour où l’on fête la fin de la guerre, elle voit des hommes revenir dans son bistrot. Le village les récupère peu à peu. Pas tous, mais certains. Ceux qui ont fait la guerre de 14-18 parlent avec ceux qui reviennent de 39-45. Quant aux paysans qui ont fait les deux guerres, ils ne semblent plus croire à leur propre survie lorsqu’ils lèvent le coude en regardant la photo de Janet Gaynor.

Chaque jour, le journal apporte des nouvelles de la guerre. Exactement comme si les balles qui avaient été tirées des années auparavant n’atteignaient leurs cibles que maintenant. Les chiffres du nombre de morts tombent. Les photos d’exécutions massives et des camps de concentration, aussi. Quelques témoignages qu’Hélène ne sait pas lire. Aucune nouvelle ne lui parvient en braille. Elle demande à Claude, un gamin qu’elle a embauché au café du père Louis, de les lui lire le soir, en cachette, pour que personne ne sache qu’elle ne sait pas lire. Alors que tout le monde le sait.

Claude boite de naissance, sa jambe gauche plus courte que sa jambe droite l’a empêché de partir pour le travail obligatoire. Et pendant que les hommes devenaient des esclaves, Claude avait appris à lire et à écrire. C’est pour cela qu’Hélène l’a choisi, lui, parmi d’autres garçons de salle bien plus chevronnés.

Chaque soir, Hélène écoute religieusement Claude lire différents articles relatant la guerre, les doigts dans la fourrure de Louve. Parfois, quand les mots sont trop durs à entendre, elle dit à Claude :

– Attends.

Elle respire profondément. Puis elle lui demande de reprendre là où il s’est arrêté d’un mouvement de la tête.

Parfois, et elle ne l’apprendra que bien plus tard, Claude évite certains passages insoutenables décrivant les conditions de vie des prisonniers dans les camps. Il transforme les mots et invente que certains prisonniers étaient mieux traités que d’autres, qu’ils mangeaient à leur faim et dormaient dans des lits propres.

La nuit, quand Claude est reparti chez lui, Hélène ouvre l’armoire de la chambre et regarde les vêtements de Lucien accrochés aux cintres. Il est parti sans rien sur lui. Pas même un Je t’aime de sa part. Heureusement que la mouette l’a suivi. Elle espère qu’il comprendra cette preuve d’amour.

Depuis son départ, elle a cousu d’autres vêtements, des pantalons, des vestes, des chemises. Elle range les neufs à côté des anciens. Quand il reviendra, il choisira ce qu’il veut garder. Avec les années, la mode a changé. Les Américains ont apporté de nouveaux tissus. Est-ce que cette mode plaira à Lucien ?

En 1946, Hélène reçoit une lettre en braille. Une lettre d’Étienne, le père de Lucien, postée de Lille. Le gouvernement français l’a informé que son fils, Lucien Perrin, né le 25 novembre 1911, a été déporté à Buchenwald et serait mort en déportation. À l’état civil, Lucien Perrin est désormais inscrit au registre des prisonniers de guerre « morts pour la France ».

Buchenwald. Elle repasse plusieurs fois ses doigts sur ce mot.

Claude lui montre Buchenwald sur une mappemonde. À l’aide d’une règle, il mesure que c’est à 905 kilomètres de Milly. Hélène regarde la minuscule tache, près de Weimar. À peine plus grosse que le chas d’une aiguille. Un minuscule point sur le cœur de l’Allemagne. Refusant de croire à sa mort, elle fixe la carte du monde comme si elle avait été dessinée pour lui montrer où est Lucien, cherchant un signe, une lumière, un oiseau.

Comme si l’espoir était contagieux, Claude commence à faire des recherches. Il écrit à tous les hôpitaux qui ont recueilli les prisonniers de guerre, à la Croix-Rouge, à toutes les associations et tous les organismes qui se chargent de répertorier les déportés.

Dans chacune des lettres que Claude envoie, Hélène glisse un portrait de Lucien dessiné au fusain parce qu’elle ne possède pas de photographie de lui qui ne soit floue ou prise de loin.

Sous chaque portrait, elle demande à Claude d’écrire :

Lucien PERRIN

Reconnaissez-vous cet homme ? Je suis à la recherche de toutes informations susceptibles de m’aider à le retrouver.

Écrire au café du père Louis, Hélène Hel, place de l’Église à Milly.

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