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S’il n’y avait pas eu de guerre, il aurait pissé tranquillement, il se serait rasé, il l’aurait réveillée en l’embrassant dans le cou, il aurait enfilé n’importe quelle chemise, il aurait ouvert son bistrot en soulevant légèrement la porte dont le bois a travaillé à cause de l’humidité, mis la radio, des chansons idiotes l’auraient fait siffloter, aujourd’hui on est dimanche, alors ils seraient partis se baigner dans la Saône.

Dans le camion qui l’emmène à Royallieu, il ne pense qu’à ce qu’il se serait passé s’il n’y avait pas eu cette guerre pour faire un croche-patte monstrueux à l’existence.

Quand la bâche en toile se relève de quelques centimètres, il aperçoit un morceau de route, de ciel, de mouette ou d’arbre. Et, comme un peintre, il redessine les jours tels qu’ils auraient pu être en rafistolant les dernières années.

Il n’y aurait pas eu de Simon qui aurait débarqué par la porte de derrière, il n’y aurait pas eu de Simon parrain et violoniste, il n’y aurait pas eu de vie à trois, sans un enfant pour enorgueillir les jours de Lucien. Dans la cave, il n’y aurait eu que des bouteilles rangées les unes sur les autres, du fromage de chèvre et du jambon cru, qu’il aurait découpé en grosses tranches, sans peur de manquer.

S’il n’y avait pas eu cette guerre, Simon n’aurait jamais regardé Hélène, il n’aurait jamais baissé les yeux en sa présence. Il n’aurait pas dormi dans la chambre de l’enfant à venir, ni fini sur un matelas dans la cave. Ils n’auraient pas dîné ensemble chaque soir, un an, deux ans puis trois. S’il n’y avait pas eu cette guerre, Hélène n’aurait pas passé des heures dans la cave quand les avions allemands survolaient Milly. S’il n’y avait pas eu cette guerre, elle n’aurait pas rouvert les yeux peu à peu pour regarder Simon jouer du violon pendant les bombardements. Elle serait restée assise sur un casier à bouteilles, droite comme un i, les paupières closes, les mains collées sur les oreilles à prier son Dieu de pacotille. S’il n’y avait pas eu cette guerre, elle n’aurait pas passé des heures à détailler les mains du violoniste, ses bras, son profil, son corps en mouvement. S’il n’y avait pas eu cette guerre, elle n’aurait pas tricoté ce pull, les mains serrant ses aiguilles. Ce pull que le musicien ne quittait plus et qu’il effleurait tout le temps du bout des doigts. S’il n’y avait pas eu cette guerre, elle n’aurait pas rapiécé pour lui les pantalons que Lucien ne portait plus.

S’il n’y avait pas eu cette guerre, Lucien n’aurait pas entendu des hommes frapper contre la porte du bistrot à 5 heures du matin, descendre directement à la cave et l’empoigner. Il n’aurait pas vu le désespoir dans les yeux de Simon quand ils ont ouvert la trappe et que son corps est tombé comme un sac de pommes de terre vide sur le sol tant il était maigre. Lucien ne les aurait pas vus le tabasser du bout de leurs godasses, puis l’abattre comme un chien. D’ailleurs, il n’avait jamais vu personne abattre le moindre chien. S’il n’y avait pas eu cette guerre, il n’y aurait pas eu ce matin qui laisse Hélène seule. Il ne serait pas descendu à la cave pour parler avec Simon.

Il ne l’aurait pas vu prier à la lumière d’une bougie, les yeux fermés, ses lèvres articulant des mots silencieux. Il ne se serait pas demandé ce qu’il racontait à Dieu. S’il lui parlait d’Hélène. Et Simon, sentant sa présence, n’aurait pas ouvert les yeux, ni souri. Et Lucien n’aurait pas détesté le sourire de Simon parce qu’il était la force et la beauté. Et qu’il attirait de plus en plus Hélène dans la cave. S’il n’y avait pas eu cette guerre, Lucien ne serait pas devenu cette espèce de connard qui laisse son verre se remplir d’alcool frelaté, la cervelle rongée par une jalousie non avouée, et qui raconte à Dominique Latronche, le Judas du village, que dans sa cave on peut cacher quelqu’un à l’intérieur d’une trappe construite par le père du père Louis trente ans plus tôt. Et de le répéter, le répéter, le répéter dans les yeux de Latronche qui lui ressert des verres et le fait répéter. S’il n’y avait pas eu cette guerre, Lucien ne serait pas assis dans ce camion, le corps couvert d’ecchymoses, le dégoût de lui-même et le désespoir en bandoulière, à penser que si la mouette survole son convoi de prisonniers, c’est qu’Hélène est amoureuse de lui.

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