Les jumeaux l’attendent sous la tonnelle, avec leurs nouvelles fiancées. Armand rentre de l’usine à pied. Il est midi cinq. Il a commencé à 4 heures du matin. Les après-midi d’été, après sa sieste, il s’occupe du jardin. Puis, à 21 heures, il se couche.
Aujourd’hui, c’est le 14 Juillet. Ça vaut le coup de travailler les jours fériés, ça compte double. Encore dix ans à tirer, et ce sera la retraite. Il en profitera peut-être pour voyager. Il n’a jamais vu la mer.
Lorsqu’il est à cinquante mètres de la maison, il entend les voix de Christian et Alain résonner dans le jardin. Il entend les rires des nouvelles fiancées. Il pousse le portail qui ne grince plus. Pourtant, il aurait juré que ce matin encore, il grinçait. Qui a graissé les gonds ?
Avant d’aller embrasser ses fils, il a pénétré dans la fraîcheur de la maison. Il se savonne les mains dans l’évier de la cuisine. Il frotte ses doigts contre le gros savon de Marseille, enfonce ses ongles dedans.
Il croise son reflet dans le miroir. Ses tempes grisonnent. Depuis son enfance, on l’appelle « l’Américain » à cause de sa belle gueule. Longtemps, il a eu horreur de ce surnom. Comme s’il sous-entendait que sa mère avait fricoté avec un soldat à la Libération. Et puis il s’y est fait. Au boulot, quand un collègue lui demande, Comment ça va l’Américain ? il n’y prête plus attention. C’est comme ça par ici, les gens ne savent pas s’appeler par leur prénom. Ils réinventent l’état civil avec des sobriquets.
Il a faim.
Eugénie a fait un couscous de la mer. C’est le plat préféré d’Alain. Le bouillon mijote au ralenti sur le gaz de la cuisinière. Il soulève le couvercle, respire et ferme les yeux. Il fait durer le plaisir. Le plaisir qui le sépare de ses deux garçons. Il les serrera dans ses bras dans quelques minutes.
Depuis qu’ils sont partis vivre à Lyon, le temps lui semble long et la maison démesurément grande. Avoir deux garçons pendant dix-huit ans, deux garnements qui cassent de la vaisselle à l’unisson, puis du vide. Des pièces que l’on n’allume plus que pour faire la poussière. Mais ce qui lui manque le plus, ce sont les balades à vélo du dimanche matin. La fierté de monter des cols, la transpiration qui mouille le tee-shirt de ses fils, leurs nuques, leurs sourires, semblables. Avoir deux garçons pour le prix d’un. Même si Alain est plus téméraire que Christian, plus bavard, aussi.
Il passe à travers le rideau à franges et ressort de la maison. Il ne les a pas vus depuis Noël. Sept mois, c’est long. Depuis qu’ils travaillent « dans la musique », ils ne prennent plus le temps de rentrer à Milly. Il avance vers eux. Longe son potager, remarque que les feuilles des tomates jaunissent prématurément pour la saison.
Il ne la voit pas tout de suite. Elle lui tourne le dos. Seuls ses cheveux d’or font l’effet des miroirs qu’il utilise pour éblouir les oiseaux dans les arbres fruitiers.
À sa vue, Christian déploie son 1,88 mètre pour le serrer dans ses bras. Il ferme les yeux pour mieux respirer l’odeur sucrée de son fils aîné de treize minutes. Puis c’est au tour d’Alain de lui taper dans le dos et de prononcer le mot papa.
Elle s’est levée à son tour. Sa frange est trop longue. D’un geste de la main, elle ramène ses cheveux de chaque côté du visage pour dégager son front. Sa peau est claire, presque blanche. Sa bouche cerise découvre des dents parfaitement alignées, aussi blanches que sa peau. On dirait qu’elles font un concours. Il lui serre la main et lui dit bêtement qu’elle a un accent à couper au couteau. Elle ne comprend pas ce que cela veut dire, il n’insiste pas. Lui tourne le dos, même. C’est au tour de Sandrine de se présenter. Enchantée.
Il se sert un verre de porto. Ne met pas de glaçons. Il a horreur de ça. Il repense à la mer. À la retraite. Au visage d’Annette. Qu’est-ce qui lui arrive ? D’habitude, il ne pense jamais comme ça. D’habitude, il ne pense pas. En tout cas, pas comme ça.
Quoi de neuf ? À la boutique, ça marche fort. Les jumeaux se lancent dans l’import-export. La mode est au single de trente minutes. La musique anglaise cartonne. De toute façon c’est la meilleure. Alain compose entre deux clients pendant que Christian s’occupe de la compta. Annette a quitté la Suède et va vivre en France pour restaurer des vitraux. Des quoi ? Tu sais, ces fenêtres bariolées de Jésus dans les églises. Ah, des vitlaux. Ils ont besoin d’une jolie fille pour vendre les disques, ça attire la clientèle, ça tombe bien, Sandrine les a rejoints. Le week-end, Annette est avec nous. Ah oui papa, on a une grande nouvelle. On va se marier. Comme mon frère a fait sa demande à Sandrine, j’ai fait la mienne à Annette, enfin, c’est d’abord moi qui ai fait ma demande à Annette, je ne veux pas qu’on me la vole, tu comprends ? On se mariera le même jour, ça vous fera l’économie d’une tenue pour le mariage, on se mariera à Milly, pas question que ce soit à Lyon, maman tu nous prépareras ton couscous de la mer, mais non, il n’y aura pas trop de monde, non, juste les parents d’Annette et la mère de Sandrine, pas de tralala. Vous restez longtemps ? Une quinzaine de jours. Il est bon ton couscous maman. Tes petits plats me manquent. C’est quoi la spécialité, là-bas, chez vous en Suède ? C’est quoi spécialité ? Ce que vous mangez, le plat du jour. L’été, des écrevisses. Le reste de l’année, du hareng, du saumon. Est-ce que le saumon est un poisson de mer ou d’eau douce ? Les deux, il croit. Le saumon passe de l’une à l’autre.
Armand pense que même si Annette lui parlait en suédois, il la comprendrait.
Des filles, Armand n’en a pas rencontré beaucoup. Avant Eugénie, il en a fréquenté une. Elle n’était pas très jolie, mais elle avait un beau sourire. Ça n’a pas duré. Et puis, il y a eu Eugénie, il a très vite demandé sa main à son père. Il lui a fait la cour rapidement comme s’il fallait se débarrasser d’un fardeau. Comme s’il fallait qu’une femme lui dise oui pour qu’ensuite il soit tranquille. Qu’il puisse s’asseoir sur n’importe quel banc et respirer. Même s’il ne s’est jamais assis sur le moindre banc. Son truc, c’est la selle du vélo. Comme si se marier était le passage obligé pour entrer dans la vraie vie, celle des adultes, un couloir à prendre pour sortir de l’enfance.
À la maison, il n’y avait qu’un frère. À l’école, il n’y avait que des garçons. Au travail, il n’y a que des hommes. Quant à Eugénie, elle a toujours été une femme. Jamais une fille.
Sa nuit a été agitée, blanche. Pourquoi dit-on « nuit blanche » ? La sienne a été noire. Hier soir, il s’est couché plus tôt que d’habitude, pour éviter d’être à nouveau assis près d’« elle » au dîner.
Ce matin, déjà, son parfum avait envahi la maison. Les murs s’étaient imprégnés d’elle. Ils avaient avalé son odeur. Pourtant, il jurerait que ce parfum n’est pas en bouteille mais qu’elle est née avec.
Mais qu’est-ce qui lui arrive ? Il repense aux anciennes fiancées d’Alain. Il en a fréquenté une un peu plus d’un an, elle est venue dormir à la maison quelques fois. Une dénommée Isabelle. Un jour, il l’a quittée pour une autre. Une Catherine, il croit. Puis il y a eu une Juliette. Non, il confond. Celle-là, c’était celle de Christian. Des filles qui passaient un week-end ou un soir à la maison, qui venaient chercher les jumeaux. Des filles un peu trop parfumées. Il se souvient d’une qui avait filé ses collants noirs. Il avait trouvé ça vulgaire. Contrairement à Eugénie, il n’en a jamais rien eu à faire des petites copines de ses fils. En fait, il n’en avait jamais rien eu à faire des filles en général. Il avait bien aimé Eugénie mais pas aimé.
Chaque fin d’année, elle repérait les épouses de ses collègues qui le reluquaient au repas organisé par le comité d’entreprise. D’après elle, il y en avait une tripotée. La jalousie de sa femme le faisait sourire intérieurement, mais il se contentait de hausser les épaules sans desserrer les lèvres.
Il n’a jamais été aussi heureux de quitter la maison. Non, pas heureux, soulagé. Il se sauve, presque. Il n’est que 3 heures. Il est en avance. Ce n’est pas grave. Plus rien n’est grave, à part « elle ». La future femme de son fils. La fille venue de Suède. Ce matin, il a le sentiment qu’une tumeur s’est nichée en dedans de lui. Et, tandis qu’il marche vers son usine, il sait que plus rien ne sera jamais pareil. Tiens, il n’avait jamais remarqué ce mur de briques qui précède l’usine.
Au travail, sur les métiers à tisser, il ne voit qu’elle. Ce ne sont plus des imprimés qui se profilent, mais son visage, son sourire et sa voix. D’ailleurs, il se demande pourquoi son fils Alain compose pendant des heures. Quand on a une fiancée avec une telle voix, il suffit de l’écouter. Chacune de ses syllabes ressemble à un air d’opéra. Même s’il n’y connaît pas grand-chose en opéra. Il n’en a vu qu’un seul dans sa vie, à la télé, Madame Butterfly.
Hier soir, quand il a embrassé ses fils avant de monter se coucher, il a vu sa nuque. Elle était penchée en avant. Elle avait posé un livre sur la table du petit salon et, tandis qu’elle lisait, sa main gauche caressait son bras droit dans un geste machinal. Il est resté prostré. Regardant sa nuque dégagée, ses cheveux ramenés dans un élastique rose assez sophistiqué. Et sa main qui remontait et descendait le long de son bras. Et maintenant, maintenant qu’il est là, face aux métiers à tisser qui font presque le même mouvement qu’elle en accéléré, il ne revoit que sa main, son bras, sa peau blanche comme de la craie.
Il soliloque en silence. Mais qu’est-ce qui m’arrive ? Qu’est-ce qui m’arrive ? Je suis complètement cinglé. Un vieil engin qu’une jeunesse chamboule. Que la tête tourneboule. Mon pauvre vieux tu es pathétique. Reprends tes esprits.
Pourtant, à midi, il ne rentre pas chez lui. Parce qu’il n’a plus de chez lui. Sa baraque, son potager, son buffet, sa clôture, tout ça, plus rien ne lui appartient.
Le contremaître lui dit : Ça va, Armand ? Il est 13 heures, faut rentrer chez vous mon vieux. Il a raison, je suis vieux. J’ai mille ans. Cinquante printemps le mois prochain, mais où sont-ils passés ? Qu’est-ce que j’en ai fait ?
Quand il finit par arriver à la maison, Eugénie lui annonce que les garçons et leurs fiancées sont partis pour la journée. Pour un peu, il la prendrait dans ses bras et la ferait tournoyer. Comme dans un bal où ils ne sont jamais allés danser parce que, à peine mariés, Eugénie était enceinte et qu’il a fallu mettre les bouchées doubles.
Leurs fils en ont profité pour eux. Eux, ils sont sortis, ont fait la bringue. Des filles, ils en ont connu beaucoup. Une nouvelle fille par semaine. Et Armand les a toujours regardées comme on regarde une jolie photo de paysage sur un magazine avant de tourner la page.
– Pourquoi tu rentres si tard du boulot ? lui demande Eugénie. Attends, je vais réchauffer les restes du couscous. T’as pas l’air dans ton assiette depuis hier.
Après manger, il pénètre dans la chambre d’Alain. Eugénie est passée par là, rien ne traîne. Le lit est parfaitement bordé. Le lino brille. Aux murs, des posters qu’Alain n’a jamais dépunaisés. Téléphone, ACDC et Trust. Une tirelire en forme de coffre-fort et un globe terrestre sont abandonnés sur son bureau d’étudiant. Quelques portraits de lui et de son jumeau.
Armand ne les a jamais confondus, contrairement au reste du monde. Une question de regard. L’un frondeur, l’autre réservé, et ce depuis l’enfance. On a beau sourire et se moucher de la même manière, tout est dans le regard.
La petite valise d’Annette est posée dans un coin. Entre l’armoire et la table de nuit. Elle est rose. Armand n’avait jamais vu de valise rose. Décidément, ces Suédois ne font rien comme les autres. Ils fabriquent des filles extraordinairement belles, des élastiques sophistiqués et des valises roses. Il ouvre la fermeture Éclair. Depuis hier, il est devenu un étranger, une nouvelle personne, quelqu’un qu’il ne connaît pas. Quelqu’un qui ouvre une valise en cachette. Quelqu’un qui cherche un parfum.
Ses vêtements clairs sont parfaitement pliés. D’ailleurs, ce ne sont pas des vêtements mais de toutes petites choses légères et douces. Rien de comparable avec les robes qu’Eugénie range dans son placard.
Il referme la valise d’un geste brusque, comme une gifle. Dans treize jours ils repartiront à Lyon. Il ne la reverra plus avant Noël. Et, connaissant Alain, d’ici là, il l’aura remplacée par une autre. Une qui ne lui fera plus aucun effet, comme avant.
Pendant les treize jours qu’il reste à tuer, Armand fait des heures supplémentaires. Quand il rentre en milieu d’après-midi, il se couche, épuisé. Évite les repas du soir, prétextant des maux de tête.
Eugénie appelle le médecin derrière son dos le septième jour. Armand accepte de se faire ausculter de mauvaise grâce. Le toubib décèle une légère déprime, quelque chose comme du surmenage. Armand refuse l’arrêt maladie qu’il lui propose. Rester chez lui est impensable. Il la croise suffisamment comme ça. Dans l’escalier, dans le jardin, devant la maison. L’autre jour, elle lui a même emprunté son vélo pour aller faire un tour. Elle a posé son cul sur sa selle. Il a sciemment laissé le vélo sous la pluie pendant deux jours jusqu’à ce qu’Eugénie le rentre dans l’abri de jardin en râlant.
Elle porte à chaque fois des tenues différentes qu’Armand pourrait réciter par cœur. Même s’il n’ose pas trop la scruter. Mais un seul coup d’œil suffit pour qu’il l’imprime. Pour qu’elle se grave dans son cerveau. Et ensuite, il a beau poser les yeux ailleurs, essayer de s’enfoncer d’autres images dans le crâne, c’est elle qui prend toute la place. En un seul regard, il parvient à retenir chaque pore de sa peau. C’est comme un don qu’il s’ignorait. Sa mémoire ne lui sert plus qu’à retenir Annette.
Et puis, c’est ridicule de penser que d’ici Noël Alain l’aura remplacée. Elle est irremplaçable.
Le vide. Entre la fin de l’été et ce jour de Noël 1984, il n’y a eu que du vide. L’absence.
Pour lui changer les idées, cet après-midi, Eugénie lui a fait emballer les cadeaux. Des cadeaux pour les jumeaux, pour Sandrine et pour « elle ».
Il a commencé par ceux des jumeaux. Deux pull-overs qu’Eugénie a tricotés et qu’ils ne porteront jamais et deux chapeaux hauts de forme, au cas où ils en auraient besoin pour leur mariage. Oui, parce que ça y est, ils ont retenu une date, ce sera pour février prochain.
Et Alain ne « l’ » a pas remplacée.
Le papier qu’il utilise pour emballer le cadeau des jumeaux représente des branches de houx. On ne voit pas les épines à l’extrémité des feuilles. Pourtant, elles lui piquent les doigts. Il a ce sentiment que plus rien n’est doux, sans aspérité. Que même l’air qu’il respire lui fait mal. Il ne sait pas pourquoi cela lui arrive, à lui.
Tomber amoureux de la petite amie de son fils est abject. Pour l’instant, il ne pense pas au suicide. Dans sa famille, on ne se suicide pas. On se réfugie dans le passé ou on allume la télé. Il ressasse son enfance, son adolescence, ses jeunes années avec Eugénie, les côtes à vélo avec les garçons quand ils se foutaient encore des filles et qu’ils passaient leurs après-midi à gonfler des chambres à air, à dégraisser et rincer les chaînes, à lubrifier les pédales et les plaquettes de freins, à polir les cadres avec un chiffon découpé dans un vieux pull.
Dès qu’il arrive au présent, il retourne dans le passé ou il allume la télé. C’est sa façon à lui de se foutre en l’air, de se jeter dans un précipice qu’il revisite en boucle.
Les enfants arrivent demain. Avant, c’était sa phrase préférée. Aujourd’hui, c’est la pire qui lui est donnée d’entendre.
Avant, quand le téléphone sonnait, il se précipitait pour répondre, rien que pour entendre un de ses fils prononcer le mot « papa ». Maintenant, il s’enferme quelque part jusqu’à ce qu’Eugénie ait raccroché.
Pendant la période de Noël, l’usine ferme. Il ne pourra pas se sauver dans la nuit à 3 heures du matin et laisser traîner la journée. Il sera obligé de la croiser dans l’escalier, la cuisine, le salon, sur le palier. De toute façon, avec un peu de chance, ils repartiront aussitôt pour s’occuper de la boutique. En période de fêtes, les gens s’offrent beaucoup de musique.
À présent, il emballe le cadeau des fiancées. Des camées en pendentifs. Il les met dans de petites boîtes et les enveloppe dans le papier-cadeau du houx sans épines. Il trouve que pour des jeunes femmes, un camée fait vieillot. Mais il ne dira rien à Eugénie, il y a suffisamment d’agitation comme ça dans la maison, bien qu’elle soit silencieuse.
Le soir du réveillon, quand il la voit descendre de la voiture d’Alain, caché derrière les volets de sa chambre, il la trouve encore plus belle dans ses habits d’hiver.
Eugénie leur ouvre la porte en chemise de nuit. Ils arrivent de Lyon. Il est presque minuit. Ils vont se coucher sans rien avaler. On fêtera Noël demain midi. Il entend leurs pas et leurs voix résonner dans l’escalier. La porte des chambres se fermer. Puis plus rien. À part Eugénie qui débarque dans le lit où il fait semblant de dormir, les pieds glacés. Elle les colle contre son pyjama rayé.
Il est 11 heures quand Annette débarque dans la cuisine le lendemain matin. Seule. Ils sont seuls. Eugénie est partie acheter la bûche et le pain tranché. Les jumeaux et Sandrine dorment encore.
– Bonjour Armand.
Il est en train d’ouvrir les huîtres : il les ouvre machinalement, verse le jus de mer dans l’évier et pose l’huître ouverte dans un plat. D’ici midi, elle aura refait son eau et sera délicieuse. C’est le secret. La laisser refaire son eau après l’avoir ouverte.
– Bonjoul Annette.
Elle se met sur la pointe des pieds pour l’embrasser. Il tient son couteau dans la main droite. Il respire son front, puis le haut de sa tête. Il ferme les yeux pour ne pas perdre l’équilibre.
– Comment ça va depuis l’été ? demande-t-elle en se servant un bol de lait chaud qu’Eugénie a laissé sur le feu.
Son accent suédois claque comme un fouet. Il ne parvient pas à lui répondre. Il la regarde enlever la peau qui recouvre la casserole de lait brûlant. À l’aide d’une cuillère en bois, elle la retire en se mordant les lèvres. Puis, sans prévenir, elle lève la tête et le fixe en lui faisant un de ses sourires adorables.
– C’est drôle, Armand, vous mettez des ailes dans vos phrases.
– Oui.
– Ça va, Armand ? Vous êtes très pâle.
– Ça me letourne d’ouvlir ces huîtres… Il palaît qu’elles sont encole vivantes quand on les avale.
– Oh. Faut pas faire si ça vous fait ça.
Elle trempe les lèvres dans son bol, souffle, retrempe.
– Faut jamais faire quelque chose si vous avez pas envie, Armand.
Elle a reposé son bol et le dévisage presque.
Il la dévisage à son tour.
– Vous êtes marié depuis longtemps avec Eugénie ?
– Je ne sais plus.
Elle se met à rire.
– Comment, vous savez plus ? Vous êtes toujours dans la dune comme Christian.
– Dans la lune.
Il quitte la cuisine où l’air est devenu irrespirable. En sortant, il croise Eugénie qui rentre de courses.
– T’as fini d’ouvrir les huîtres ?
– Pas tout à fait.
On passe au salon.
Cette année, Eugénie a acheté une guirlande clignotante. Du coup, elle a baissé les lumières pour que ça fasse de l’effet.
Ils prennent l’apéritif dans la pénombre : du champagne dans les coupes qui datent de leur mariage. Armand croque des cacahuètes salées pendant qu’Alain leur parle du chiffre d’affaires de la boutique qui a explosé. Mettre Sandrine derrière la caisse a été une idée lumineuse. Du coup, ça lui laisse du temps pour composer. Il a envoyé ses enregistrements à une maison de disques à Paris.
Armand ne voit plus que le visage d’Annette disparaître et apparaître. Pas une bonne idée cette guirlande clignotante.
On passe à table.
Armand rallume le plafonnier, il se fait houspiller par Eugénie. Annette monte les escaliers quatre à quatre puis redescend avec une ribambelle de bougies qu’elle dispose sur la table et allume en grattant des allumettes. Puis elle éteint le plafonnier.
– C’est magnifique mon amour, lui murmure Alain.
Et c’est vrai que c’est magnifique. Armand découvre la salle à manger qu’il connaît depuis vingt ans sous un autre angle. Comme sa vie.
Annette ne touche ni aux huîtres ni au foie gras, tandis que les garçons dévorent et qu’Armand en est déjà à son troisième verre de vin. Eugénie le regarde bizarrement. Il se sert un quatrième verre. Les enfants parlent de leur mariage. Ce sera donc en février.
C’est l’heure des cadeaux.
Sandrine tend un paquet doré à Eugénie.
– De la part d’Annette et moi.
Eugénie a du mal à détacher le ruban qui l’entoure et articule des mots inaudibles quand elle découvre un foulard Hermès. Elle ne sait pas quoi en faire. Elle le regarde comme si on venait de lui tendre un nouveau-né. Au lieu de le mettre sur ses épaules, elle le range précautionneusement dans sa boîte. Puis Annette se tourne vers Armand et lui souffle :
– Ça, c’est de ma part.
– Melci.
Il sent qu’il rougit comme une fillette. Annette lui a offert un coffret contenant des films de David Lean. Brève rencontre, Les Grandes Espérances, Vacances à Venise, Le Docteur Jivago, La Fille de Ryan, Lawrence d’Arabie, Les Amants passionnés, Heureux mortels.
Quand il l’embrasse pour la remercier, il frissonne comme à la veille d’une mauvaise grippe.
Les garçons se promènent avec leur chapeau haut de forme dans la maison. Alain imite Jean-Paul Belmondo dans Le Magnifique. Sandrine et Annette, leur camée autour du cou, rient de bon cœur. Annette ne sait pas qui est Jean-Paul Belmondo.
Le 26 au matin, Annette doit repartir. Seule. Elle rentre en Suède pour fêter le nouvel an avec sa famille. Pour qu’Alain profite encore de ses parents, elle ne lui a pas demandé de l’accompagner à l’aéroport de Lyon. Elle a réservé un taxi qui l’attend déjà. Alain et Annette s’embrassent devant la maison.
En la regardant disparaître à l’intérieur du taxi, caché comme le voleur qu’il est devenu, Armand se dit qu’il ne la reverra plus jamais. À cet instant, il en a la certitude. Elle ne reviendra pas en France. La France n’a pas le monopole de l’Enfant Jésus. Elle n’a fait que passer. Elle n’épousera jamais Alain. Elle fera ses vitraux dans un autre pays. Des vitraux, il y en a partout. Elle va rencontrer quelqu’un d’autre, là-bas. Ça se voit à son regard. Pas comme celui de Sandrine quand il se pose sur Christian. Elle ne reviendra jamais.
Le 2 janvier prochain, à 4 heures du matin, il reprendra le chemin de l’usine et, avec le temps, il oubliera.