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Parfois, Lucien demande à Hélène si elle veut changer de vie, partir, fermer le bistrot, arrêter de respirer le tabac des hommes et de les écouter radoter, faire autre chose. Parfois, Lucien demande à Hélène si elle veut rencontrer un autre homme. Un qui l’épousera pour de vrai et qu’elle aimera pour de vrai. Ce à quoi elle répond, Non, surtout pas, tu me portes bonheur.

En 1941, le café du père Louis compte toujours ses habitués. La plupart des hommes sont trop vieux pour le travail obligatoire. Et les tranchées n’existent plus qu’à travers leurs cicatrices, leurs tremblements, leurs jambes de bois et le monument aux morts érigé sur la place de l’Église.

Quand des Allemands débarquent dans le village, ils réquisitionnent certaines denrées mais ne s’installent pas.

Le temps de leur passage, les portes et les volets se verrouillent. Puis les hommes reprennent le travail de la terre. Et les anciens lèvent le coude pour noyer leur chagrin ou leur maigre repas sous le regard clair d’Hélène qui reprise toujours leurs trous de pantalons.

Après trois verres d’alcool, ou cinq selon la corpulence du client, elle remplit les verres de limonade. Les clients, croyant qu’elle se trompe de bouteille puisqu’elle ne sait pas lire les étiquettes, n’osent rien lui dire. Ils demandent discrètement à Lucien de les resservir « sérieusement ».

* * *

En 1939, Lucien avait été appelé sous les drapeaux pour faire « la drôle de guerre ». Il est revenu à Milly en juin 1940.

Le passage des forces allemandes sur la ligne Maginot a ramené la plupart des hommes dans leurs foyers.

Juste avant son départ, Hélène avait découvert que Lucien n’était pas baptisé. Elle avait voulu devenir sa marraine, mais Lucien ne croyait pas en Dieu et se moquait des bigots. Ce qui avait le don de fâcher Hélène. Elle lui disait qu’il blasphémait, ce à quoi il répondait : Mon blasphème, c’est toi. Hélène le supplia. Lucien accepta de se faire baptiser. Restait à trouver un parrain. Il fut décidé qu’il serait tiré au sort parmi les clients du café.

Lucien écrivit tous les prénoms des hommes sur des morceaux de papier découpés à l’identique. Ce jour-là, tous les hommes du village étaient présents. Même ceux qui d’habitude ne buvaient que l’eau de leur puits. Jules, Valentin, Auguste, Adrien, Émilien, Louis, Alphonse, Joseph, Léon, Alfred, Auguste, Ferdinand, Edgar, Étienne, Simon. Les entendre révéler leur prénom, c’était exactement comme s’ils s’étaient déshabillés devant les autres. D’habitude, ils s’appelaient par leurs surnoms, Titi, Lulu, le Grand, Quinquin, Féfé, Caba, Mimile, Dédé, Nano, ou ne s’appelaient pas. Juste bonjour au silence. Seul Baudelaire obtint une « dérogation ». Lucien écrivit Charles Baudelaire sur le rectangle de papier.

C’est Simon qui gagna le titre de parrain de Lucien. Les autres furent un peu déçus, ils avaient perdu à la loterie du bon Dieu. Ils se rendirent à l’église. Tous sans exception car c’était la première fois qu’ils assistaient au baptême d’un adulte.

Bien que Simon fût de confession juive, le curé ferma les yeux. On était en temps de guerre, tout le monde fermait les yeux, même le Saint-Esprit.

Le curé inonda la tête de Lucien d’eau bénite et récita :

– « L’enfant Lucien que vous présentez, parrain et marraine, va recevoir le sacrement du baptême : dans son amour, Dieu lui donnera une vie nouvelle. Il va renaître de l’eau et de l’Esprit-Saint. Ayez le souci de le faire grandir dans la foi pour que cette vie divine ne soit pas affaiblie par l’indifférence et le péché, mais se développe en lui de jour en jour. »

Le curé donna le carnet de baptême de Lucien à Hélène le 7 mai 1939.

Trois jours plus tard, le matin du départ, Lucien se réveilla sans qu’Hélène soit encore endormie à ses côtés. Ça n’était jamais arrivé. Lucien se demanda si ce n’était pas les prémices de la maladie de son père. Il se frotta longtemps les yeux. Il la chercha, l’appela, en vain.

Il finit par trouver une feuille blanche sur la table de la cuisine. Elle était constellée de trous, qu’Hélène avait dû faire avec une aiguille à coudre. En passant ses doigts dessus, Lucien lut : « Reviens mon cher filleul, mon tendre frère, mon bel ami, reviens. »

* * *

Le jour du tirage au sort, Lucien avait triché. Hélène avait vu les deux bérets. Un premier pour mettre le prénom de tous les hommes à l’intérieur, un deuxième rempli préalablement de « Simon ».

Juste avant le tirage au sort, Lucien avait offert une tournée générale et, dans la cohue, avait fait un tour de passe-passe sous le bar pour intervertir les bérets.

Hélène avait plongé les doigts dans le deuxième béret et Lucien avait fait semblant de découvrir le prénom de son parrain.

Ce soir-là, en balayant la sciure, Hélène avait trouvé 29 morceaux de papier « Simon » cachés derrière des bouteilles vides. Elle n’avait pas su les lire, mais les avait balayés et fait disparaître dans le caniveau pour que personne ne les retrouve. Ce qu’Hélène ignorait, c’est que les nazis étaient en train de faire exactement la même chose qu’elle.

* * *

Simon était arrivé un jour de neige en 1938. Il était entré par la mauvaise porte, celle de derrière, de la remise, de ceux qui s’excusent. Il avait bu du café et avait expliqué à Lucien, avec un fort accent, qu’il avait fui la Pologne pour se réfugier dans le pays des droits de l’homme et que, depuis, il avait pris l’habitude de ne plus entrer par les portes principales. Son seul bagage était un étui contenant un violon et une veste.

Simon avait cinquante ans. Il était luthier, son atelier avait été saccagé et brûlé, on l’avait laissé pour mort, avec cette inscription gravée au couteau sur son front : zydowski (juif).

La cicatrice était encore visible. Le y apparaissait sur son front quand sa peau se colorait au soleil. Il portait toujours un petit chapeau qui lui couvrait le front. Il était grand et maigre, il avait des mains solides qui contrastaient avec le reste de son corps, frêle. Ses cheveux gris et crépus n’auraient pas laissé une chance à la moindre goutte d’eau de mouiller son crâne.

Avant de parler, Simon souriait. Comme si aucun mot ne pouvait sortir de sa bouche sans qu’il soit accompagné d’un sourire.

Lucien et Hélène lui proposèrent de rester quelques jours et de prendre la chambre de l’enfant qui finirait bien par arriver mais qui prenait son temps.

Ils lui offrirent le gîte et le couvert en échange de quoi, il jouerait du violon au café pour distraire la clientèle, devenue morose à cause de cette menace de guerre imminente. Mais Simon eut peur. Peur que le bruit de son violon n’attire une faune malveillante.

Il ôta son chapeau pour la première fois, se frotta la tête et proposa de jouer du violon pour eux deux, rien qu’eux deux. En quelques heures, il devint l’ami Simon. Le véritable ami, celui dont la présence enchante par sa bonté.

Pour Simon, Lucien était un intellectuel transformé en garçon de café par amour. Ce grand jeune homme aurait pu enseigner plutôt que servir des verres de vin toute la journée. Mais il avait fait le choix de n’avoir qu’une seule élève, Hélène.

Dès qu’Hélène s’était penchée sur Simon pour faire des points de croix sur son pull bouffé par les mites, il avait compris l’abnégation de Lucien.

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