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Avant, mémé avait la maladie du suicide. Elle semblait aller bien pendant un mois, voire plus, et tout à coup, elle avalait trois boîtes de médicaments, se mettait la tête dans le four, se jetait du premier étage ou tentait de se pendre dans le débarras. Elle nous disait, Bonne nuit mes petits, et deux heures plus tard, depuis notre chambre, Jules et moi entendions le Samu ou les pompiers débarquer en trombe à la maison.

Ses tentatives de suicide avaient lieu pendant la nuit, comme si elle attendait que tout le monde soit endormi pour en finir. En oubliant sans doute que pépé cherche le sommeil aussi souvent qu’il cherche ses lunettes.

La dernière tentative remonte à sept ans. Elle avait réussi à se faire prescrire deux boîtes de tranquillisants par un médecin remplaçant qui n’avait pas lu l’annotation pourtant écrite au feutre rouge sur le dossier médical de mémé : « Dépressions chroniques, sujette aux tentatives de suicide. » Dans toutes les pharmacies de la région, tout le monde sait qu’il ne faut pas délivrer les médicaments prescrits sur l’ordonnance de mémé si pépé ne l’accompagne pas.

Le père Prost sait aussi qu’il ne faut pas lui vendre de mort-aux-rats, de déboucheurs de canalisations ou d’autres produits corrosifs. Mémé nettoie toute la maison au vinaigre blanc et ce n’est pas par souci d’écologie mais parce qu’on a la trouille qu’elle finisse par avaler le liquide vaisselle ou le Décap’four.

La dernière fois, elle a vraiment failli y passer. Mais quand elle a vu les larmes de Jules (moi j’étais trop choquée pour pleurer), elle a promis de ne jamais recommencer. N’empêche que dans l’armoire à pharmacie de la salle de bains, il n’y a pas de bouteilles d’alcool à 90 degrés ni de lames de rasoir.

Elle a vu un psy quelques fois. Mais comme le cabinet du premier psy est à cinquante kilomètres de Milly et qu’il faut attendre des mois pour obtenir un rendez-vous, elle dit que ça sera plus facile d’en voir un au paradis, quand elle sera morte, et que d’ici là, vraiment, elle le jure, elle ne recommencera pas, C’est promis mes petits, je vous le jure, je mourrai de mort naturelle si ça existe. Ce n’est jamais à pépé qu’elle promet quoi que ce soit, mais à nous, ses petits-enfants.

La dixième année de la mort de mes parents, elle a sauté d’un peu plus haut que d’habitude et s’est broyé l’os de la hanche. Ce qui lui vaut une légère claudication et une canne perpétuellement accrochée au bout de la main.

Je viens de lui faire sa mise en plis. Jules est à côté de nous dans la cuisine et avale un pot de Nutella étalé sur une baguette de pain. Pépé, assis au bout de la table, feuillette Paris Match. Dans la salle à manger, la télévision hurle devant le canapé vide, elle hurle des choses qu’on finit par ne plus entendre.

– Pépé, t’as connu Hélène Hel ? je demande.

– Qui ?

– Hélène Hel. La dame qui a tenu le café du père Louis jusqu’en 1978.

Mon pépé triste et taciturne referme son magazine, claque la langue et prononce ces quelques mots en roulant les « r », avec l’accent des gens d’ici :

– J’ai jamais fléquenté les bistlots.

– Tu devais quand même passer devant tous les jours pour aller à l’usine.

Pépé bougonne. Si depuis la mort des jumeaux mémé a attendu de retrouver ses fils sur nos visages à Jules et à moi en essayant de se foutre en l’air de temps en temps, pépé, lui, a cessé d’attendre quoi que ce soit le jour où ils se sont tués. Je ne l’ai jamais vu sourire, alors que sur les photos d’enfance de mon père et de l’oncle Alain, il porte des maillots de couleur et a souvent l’air de déconner. Lui qui n’a plus beaucoup de cheveux, il en a eu de sacrément beaux quand ils grimpaient tous les trois la grande côte de Milly un dimanche de juillet. Derrière la photo que je préfère, c’est marqué « Juillet 1974 ». Mon pépé a trente-neuf ans. Il a les cheveux noirs et épais, un tee-shirt rouge et un sourire de publicité. Quand mon pépé était papa, il était très beau. La seule chose qui lui reste de sa jeunesse, ce sont ses 193 centimètres de hauteur. Il est tellement grand qu’on dirait un plongeoir.

Il tourne à nouveau les pages de Paris Match. Qu’est-ce qu’il peut bien comprendre à ce qui se raconte là-dedans ? Et surtout, qu’est-ce que ça peut bien lui faire ? Lui qui est si loin du monde, de nous, de lui. Saurait-il faire la différence entre un tremblement de terre en Chine et un dans sa cuisine ?

– Je me souviens de son chien. On aulait dit un loup.

Louve… Pépé se souvient de Louve.

– Tu te souviens de Louve ! Mais alors, tu dois te souvenir d’Hélène !

Il se lève et quitte la cuisine. Il a horreur que je lui pose des questions. Il a horreur de sa mémoire. Sa mémoire ce sont ses enfants, il l’a jetée dans les cercueils le jour où il les a mis en terre.

J’ai envie de lui demander s’il se souvient d’une mouette qui vivait dans le village quand il était petit. Mais je sais déjà qu’il me répondrait : Une mouette ? Comment je poulais me souvenil d’une mouette… Y en a pas dans la légion.

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