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– Raconte-moi une histoire.

– Je croyais que tu n’aimais pas mes histoires de vieux.

Jules grimace. Tire une taffe et recrache la fumée en faisant des ronds contre mon papier peint. Il est en train de me faire écouter Subzero de Ben Klock, DJ résident du Berghain à Berlin, me dit-il. J’ai souvent le sentiment de vivre avec un extraterrestre.

Quand j’ai trouvé mon travail aux Hortensias, Jules a crié. C’est la première fois que ça arrivait. Chez nous, personne n’a jamais crié. Sauf la télé.

Je crois que ce qui l’a le plus contrarié, c’est que je travaille à cinq cents mètres de la maison. Pour Jules, réussir sa vie c’est quitter Milly. En septembre, après le bac, il partira à Paris. Il n’a que ce mot-là à la bouche : Paris.

– Ouvre la fenêtre. Je supporte pas l’odeur de ton tabac.

Il déplie son 1,87 mètre et entrouvre la fenêtre de ma chambre. Je l’aime. Même si parfois je le soupçonne d’avoir honte de nous, sa famille, je l’aime. À chaque fois qu’il bouge, je l’aime encore plus. On dirait un danseur avec des mains de pianiste. On dirait qu’il est tombé du ciel et que pépé l’a ramassé dans son jardin. Qu’il n’est pas de Milly mais d’une grande capitale où il aurait grandi entre un père astronome et une mère agrégée de lettres. Il a tellement de grâce que ce sont les choses qui dansent autour de lui. C’est plus que mon frère. Peut-être parce que ce n’est pas mon frère. Pourtant, il fait du bruit quand il marche, il ne range rien, il est égoïste, lunatique, prétentieux et dans la lune. Et il fume comme un pompier, surtout dans ma chambre.

Même si je n’avais pas de môme, je crois que je m’en foutrais parce que je l’ai, lui. Il est beau comme c’est pas permis. Je lui dis souvent que ça devrait être interdit d’être aussi beau. Je l’embrasse tout le temps. Comme si je rattrapais les bisous que nos grands-parents ne lui ont pas donnés. Chez nous, les bisous se font du bout des lèvres en échange d’un cadeau, d’un anniversaire ou d’un Noël. C’est jamais gratuit. Tout ça, à cause d’une putain de ressemblance qui n’est jamais arrivée. En plus, je crois que pépé et mémé ne pouvaient pas becqueter Annette, la mère de Jules. Mémé n’aime pas les blondes, quand elle en voit une à la télé, elle a un rictus. Un rictus invisible à l’œil nu mais moi, dans cette famille, j’ai l’œil habillé.

Jules a perdu ses parents quand il avait deux ans. Jules pense que son père était plus riche que le mien, que les études qu’il fera à Paris, ce sera grâce à l’argent que l’oncle Alain, héros de son imaginaire, avait sur son compte en banque lorsqu’il s’est tué. La vérité, c’est que l’oncle Alain était fauché. Et que c’est l’argent que j’ai économisé sou après sou depuis que je travaille aux Hortensias qui servira à payer ses études. Mais ça, je préférerais crever plutôt qu’il le sache. Je gagne 1 480 euros par mois. Un peu plus quand je fais des gardes. Je mets 600 euros sur un compte tous les mois. J’ai déjà économisé 13 800 euros pour lui. Je donne 500 euros à pépé et mémé pour les aider. Et mon treizième mois, je le dépense au Paradis.

Jules veut devenir architecte, et je suis sûre que plus tard, quand il construira des châteaux, il ne viendra plus nous voir. Et que s’il revient ici une fois par an, il le fera pour lui mais pas pour nous. Je connais sa façon de fonctionner par cœur. Je pourrais même la réciter.

Jules ne s’attache pas parce qu’il vit dans le présent. Hier, il s’en fout. Et demain ne l’intéresse pas encore. Dès qu’il passe la porte pour aller au lycée le matin, il ne pense plus à nous. Et quand il rentre le soir, il est content de nous voir mais on ne lui a pas manqué.

On n’a jamais su qui de nos deux pères conduisait la voiture, pour les secours les deux hommes étaient impossibles à différencier. On n’a jamais su ce qui n’a pas fonctionné ce dimanche-là. Et comme ils se partageaient la voiture, on n’a jamais su lequel de nos pères a tué l’autre.

Jules se vautre à nouveau sur mon lit et me regarde d’un air de dire : vas-y, raconte. Alors, je raconte :

– Madame Epting a décidé de rejoindre Les Hortensias le jour où son petit chien est mort. Parce que ce jour-là, elle s’est dit qu’elle ne servirait plus jamais à rien. Elle m’a dit qu’elle en avait vu de toutes les couleurs dans la vie. Qu’elle avait connu la guerre, les privations, la peur des Boches et même un chagrin d’amour. Mais la mort de son petit chien, c’était le pompon. Il s’appelait Van Gogh parce que ses anciens maîtres lui avaient coupé l’oreille pour faire disparaître son tatouage.

– Les bâtards, dit Jules en allumant une cigarette.

– C’est l’histoire du jour.

– Et c’est déjà fini ? me demande-t-il.

– Non. C’est pas vraiment fini. Ensuite je lui ai dit : Vous me raconterez votre chagrin d’amour, madame Epting ? Elle s’est tellement marrée qu’elle a dû retenir son dentier avec le bout du pouce. Il s’appelait Michel. – C’est joli Michel, j’ai répondu, mais il faut que j’y aille, je suis à la bourre. Elle m’a regardée bizarrement et elle m’a dit : À la quoi ?À la bourre. Ça veut dire que je suis très en retard ce matin, alors vous me raconterez Michel en fin d’après-midi. Elle a fait oui de la tête et je l’ai laissée derrière la porte 45 avec son chagrin d’amour et son petit chien. Quand je suis repassée dans la soirée, son fauteuil et son matelas étaient vides. Elle avait fait un AVC. Tu vois, c’est ça mon quotidien. Il faut écouter dans l’urgence parce que le silence n’est jamais loin.

– Putain, c’est glauque.

– Tu sais, je pique quand même des fous rires presque tous les jours.

– Entre deux couches et un fauteuil roulant ?

Je me mets à rire. Jules ne dit plus rien. Il se lève, et comme tout prince qui se respecte, il ne se rend pas compte qu’il habite une principauté à lui tout seul. Il se penche à la fenêtre pour jeter sa cigarette dans le jardin et je l’engueule parce que ça caille.

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