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Je m’appelle Justine Neige. J’ai vingt et un ans. Je travaille dans la maison de retraite Les Hortensias depuis trois ans. Je suis aide-soignante. En principe, les maisons de retraite portent des noms d’arbres comme Les Tilleuls ou Les Châtaigniers. Mais la mienne a été construite sur des massifs d’hortensias. Alors personne n’a cherché dans les arbres, bien que l’établissement soit en bordure de forêt.

J’aime deux choses dans la vie : la musique et le troisième âge. Je danse presque un samedi sur trois au club Paradis qui se trouve à trente kilomètres des Hortensias. Mon Paradis est une sorte de cube en béton armé planté au milieu d’un pré avec un parking improvisé sur lequel je roule parfois des pelles alcoolisées à des personnes de sexe opposé vers cinq heures du matin.

Bien sûr, j’aime aussi mon frère Jules (en vrai c’est mon cousin) et mes grands-parents, les parents de feu mon père. Jules est le seul jeune que j’aie fréquenté à la maison pendant mon enfance. J’ai grandi avec le troisième âge. J’ai sauté une case.

Je sépare ma vie en trois : faire les soins le jour, lire dans la voix des vieux la nuit, et danser le samedi soir pour réapprivoiser l’insouciance que j’ai perdue en 1996 à cause du deuxième âge.

Le deuxième âge, c’est mes parents et ceux de Jules. Ils ont eu la sale idée de mourir ensemble dans un accident de voiture un dimanche matin. J’ai vu l’article que mémé a découpé dans le journal. C’est un article qui est censé être caché à condition de ne pas fouiller. Et j’ai vu la photo de la bagnole, aussi.

À cause d’eux, Jules et moi avons passé tous nos autres dimanches au cimetière du village pour mettre des fleurs propres sur leur tombe. Une large tombe sur laquelle sont posées, encadrées de deux angelots, la photo de mariage de mon père et la photo de mariage de mon oncle. Des deux mariées, l’une est blonde, l’autre brune. Celle-là, c’est ma mère. La blonde, c’est celle de Jules. Sur la photo, le marié de la blonde et le marié de la brune sont le même homme. Même costume, même cravate et même sourire. Mon père et mon oncle étaient jumeaux. Comment le même homme en apparence a-t-il pu tomber amoureux de deux femmes différentes ? Et comment deux femmes pouvaient être amoureuses du même homme ? Voilà les éternelles questions que je me pose encore en franchissant les grilles du cimetière. Et je n’ai personne pour me répondre. C’est peut-être pour ça que j’ai perdu mon insouciance, parce qu’il me manque les réponses de Christian, Sandrine, Alain et Annette Neige.

Au cimetière, les anciens morts reposent en contrebas tandis que les nouveaux sont enfermés dans des petites cases, ils sont tous un peu excentrés. Comme s’ils étaient arrivés en retard. Ma famille repose en haut du village. À cinq cents mètres de la maison de mes grands-parents.

Mon village s’appelle Milly. Environ quatre cents habitants. Il faut prendre une loupe pour le trouver sur une carte. Il y a une rue commerçante, c’est la rue Jean-Jaurès. Au milieu, une petite église romane et sa place. Question commerces, à part l’épicerie du père Prost, il y a un PMU, un garagiste et un coiffeur qui a mis la clé sous la porte l’année dernière parce qu’il en avait marre de ne faire que des Régécolor et des mises en plis. Les commerces de vêtements et de fleurs ont été remplacés par des banques et un laboratoire d’analyses médicales. Sinon, à l’intérieur des vitrines, on a collé des journaux ou bien les gens en ont fait leur maison d’habitation, il y a des rideaux blancs à la place des pantalons.

Il y a presque autant de panneaux « À vendre » qu’il y a de maisons. Mais, comme la première autoroute est à plus de soixante-dix kilomètres et la première gare à cinquante, personne n’achète.

Il y a encore une école primaire. Celle où je suis allée avec Jules.

Pour se rendre au collège, au lycée, chez le médecin, à la pharmacie, s’acheter des chaussures, il faut prendre un bus.

Depuis le départ du coiffeur, c’est moi qui fais les mises en plis de mémé. Elle s’assied dans la cuisine, les cheveux mouillés. Elle me passe les bigoudis les uns après les autres et j’enroule ses mèches blanches autour, avant de piquer le bigoudi avec un pic en plastique pour le faire tenir. Quand j’ai fini, je lui mets un filet sur la tête, je fais sécher sous un casque, elle pique un roupillon au bout de cinq minutes puis je déroule quand c’est sec et ça tient jusqu’à la semaine suivante.

Depuis que mes parents sont morts, je n’ai pas souvenir d’avoir eu froid. Chez nous, il ne fait jamais moins de 40 degrés. Et avant leur mort, je ne me rappelle rien. Mais ça, j’en parlerai plus tard.

Mon frère et moi avons grandi dans des vêtements démodés mais confortables lavés avec adoucissant. Sans fessées ni claques, avec une table de mixage et des vinyles dans la cave pour faire du bruit quand nous en avions marre du silence des patins qui glissent sur le parquet ciré.

J’aurais adoré me coucher tard, avoir le dessous des ongles un peu crado et traîner dans des terrains vagues pour m’écorcher les genoux, descendre des côtes à vélo en fermant les yeux. J’aurais adoré avoir mal ou pisser au lit. Mais avec ma grand-mère, impossible. Elle a toujours eu une bouteille de mercurochrome à la main.

En dehors du fait qu’elle nous a nettoyé le fond de l’oreille avec des cotons-tiges pendant toute notre enfance, qu’elle nous a lavés deux fois par jour avec un gant de toilette et interdit tout ce qui pouvait être dangereux comme traverser la route seuls, je crois que depuis la mort de ses jumeaux, mémé a attendu le jour où Jules ou moi finirions par ressembler à nos pères. Mais ça n’est jamais arrivé. Jules a le visage d’Annette. Quant à moi, je ne ressemble à personne.

Bien qu’ils s’appellent pépé et mémé, mes grands-parents sont plus jeunes que la plupart des résidents des Hortensias. Mais je ne sais pas à partir de quand on est vieux. Madame Le Camus, ma chef de service, dit que c’est à partir du moment où on ne peut plus s’occuper de sa maison tout seul. Que ça commence quand il faut laisser la voiture dans le garage parce qu’on devient un danger public et que ça finit quand on se casse le col du fémur. Moi je pense que ça commence avec la solitude. Quand l’autre est parti. Pour le ciel ou pour quelqu’un.

Ma collègue Jo dit qu’on devient vieux quand on commence à radoter et que c’est une maladie qui peut s’attraper très jeune. Maria, mon autre collègue, que ça vient avec la sourde oreille et les clés qu’on cherche dix fois par jour.

J’ai vingt et un ans et je cherche mes clés dix fois par jour.

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