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– T’étais où hier soir ?

– Chez un copain.

– Quel copain ?

– Je-ne-me-rappelle-plus-comment.

Jules se jette sur mon lit en riant et se cogne la tête. Je pense qu’il a décidé de pousser jusqu’à trois mètres.

– Y a eu des nouveaux appels aux Hortensias ?

– Aucun. De toute façon ça ne sert plus à rien.

– Comment ça ?

– On n’y croit plus. Il y a même des familles qu’il faut rappeler plusieurs fois quand un résident est VRAIMENT mort. Mais depuis cette histoire de corbeau, nos résidents reçoivent beaucoup plus de visites les week-ends, même les anciens abandonnés. On devrait instaurer « le jour du corbeau » dans toutes les maisons de retraite du monde.

Jules sourit. Il ressemble à Annette quand il sourit, il a les mêmes fossettes qu’elle. Parfois, je me dis que si nos parents n’étaient pas morts, nous n’aurions pas grandi ensemble. Nous nous serions juste vus une fois de temps en temps. Nous sommes passés de cousins à frère et sœur un dimanche matin. À cause d’un arbre sur le bord d’une route et d’un de nos pères qui roulait trop vite. À quoi ça tient.

Quand nos parents se sont tués, les miens vivaient à Lyon et ceux de Jules projetaient de s’installer en Suède. Jules parle un peu le suédois. Quand il était petit, il est parti plusieurs fois là-bas chez ses grands-parents, Magnus et Ada. Et puis, après un été, je ne sais pas ce qui s’est passé mais il n’a jamais voulu y retourner. Il piquait des colères terribles quand mémé évoquait la Suède. Magnus et Ada sont même venus ici, à Milly, chez pépé et mémé. Mais il a refusé de les voir et de leur parler. Il s’est enfermé à double tour dans sa chambre. Je me souviens d’eux dans notre cuisine, désemparés. Je ne me rappelle pas trop leur visage. Et Jules a déchiré toutes les photos sur lesquelles ils apparaissaient.

Chaque année, ils lui envoient une lettre et un chèque pour son anniversaire et à Noël. Deux fois par an, dans notre petite boîte aux lettres qui ne reçoit que des factures et des prospectus, l’enveloppe jaune clair se remarque. Mémé la pose sur le bureau de Jules, dans sa chambre. Jules la déchire sans jamais l’ouvrir. Il refuse d’en parler. Quand j’essaie d’aborder le sujet, il se met en colère et claque la porte. Mais je ne sais pas pourquoi, ce soir, la question sort toute seule. Comme un hoquet que je ne peux pas retenir et qui résonne dans toute la pièce :

– Pourquoi est-ce que tu détestes tes grands-parents suédois ?

Il ne rougit pas et ne quitte pas ma chambre en claquant la porte. Il me répond juste, glacial :

– Pourquoi est-ce que tu passes tout le temps du coq à l’âne ?

– Parce que je pense à toute vitesse.

– Eh ben, ralentis.

Il ouvre la fenêtre et allume une cigarette. Je n’ose pas bouger. Je le regarde. Et, après un silence long de sept ans, il me dit :

– Ils ont fait des sous-entendus.

– Des sous-entendus ?

– Ils m’ont dit, enfin, ils ne m’ont pas vraiment dit, disons qu’ils ont essayé de me faire comprendre que mon père n’était peut-être pas mon père.

Comme à son habitude, il balance son mégot dans le jardin pour donner à manger à l’arrosoir de pépé, non sans avoir au préalable tiré tellement fort dessus que je m’étonne qu’il ne se brûle pas les lèvres. Il se tourne à nouveau vers moi et ajoute :

– J’avais dix ans. J’ai eu envie de les tuer. Je te jure. Je me souviens qu’à cet instant précis, j’ai su ce qu’est une pulsion meurtrière. D’ailleurs, si j’avais eu vingt ans, je pense que je les aurais butés. C’est mes dix ans qui leur ont sauvé la peau.

Des images se précipitent dans ma tête. Il paraît qu’au moment de mourir on revoit toute sa vie en une fraction de seconde. C’est exactement ce que je ressens. Le vide-ordures, Je-ne-me-rappelle-plus-comment, le cimetière, les cotons-tiges, le feu d’octobre, la mouette, le dossier Neige, Les Hortensias, Hélène, Lucien, Roman, monsieur Paul, le corbeau, mon frère à trois ans, mon frère à quatre ans, mon frère à cinq ans, mon frère à six ans, mon frère à sept ans, mon frère à huit ans, mon frère à neuf ans, mon frère à dix ans, mon frère à onze ans, mon frère à douze ans, mon frère à treize ans, mon frère à quatorze ans, mon frère à quinze ans, mon frère à seize ans, mon frère à dix-sept ans.

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