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Je suis de celles qui restent. De celles qui ne projettent pas de partir. Les autres, les filles et les garçons de ma classe, ceux qui reviendront une fois par an dans leur trou pour rendre visite à des parents, me croiseront et me diront, Justine, tu ne changes pas.

Je suis de celles que les années ne modifieront guère, un peu comme ces statues, figures familières, que l’on trouve sur les places des églises ou des mairies et dont on ne se rappelle plus qui elles représentent.

De celles qui gardent leur maison d’enfance pour en faire, un jour, leur maison d’adulte.

Je ne quitterai jamais Milly pour vivre ailleurs.

Je ne vivrai jamais très loin de mes grands-parents, ni de la tombe de mes parents.

Je fais toujours des mises en plis à mémé une fois par semaine. Et quand je touche sa tête pour séparer ses mèches de cheveux avec mon peigne, j’évite de penser à l’origine du mal.

Pépé est assis à côté de nous. Il nous regarde, lit Paris Match, fait quelques commentaires, ce qu’il ne faisait jamais avant. Avant qu’on se retrouve tous les deux dans la voiture le soir du réveillon de Noël. Avant « elle m’aimait ».

Je n’ai jamais reparlé d’Annette avec lui. Je n’en reparlerai jamais. Je n’ai jamais reparlé du 6 octobre avec mémé. Je n’en reparlerai jamais.

Je me fais l’effet d’un enfant qui découvre qu’un de ses parents est un criminel de guerre, et qui garde le silence. Garder le silence pour Jules.

Jules qui a eu son bac sans mention. Il a quitté Milly pour vivre à Paris le 27 août dernier. Au début, quand je passais devant la porte de sa chambre éteinte, j’avais le sentiment qu’il était mort. Maintenant, je m’habitue. Jules ne reviendra jamais à Milly. Sauf pour Noël, Pâques et le week-end du 15 août.

Pendant les vacances scolaires, Jules ira dans ma maison sarde. Je lui ai donné les clés.

L’été dernier, j’étais avec Jules quand j’ai glissé la clé dans la serrure de ma maison. C’est lui qui m’a tenu la main quand j’ai pleuré des larmes de joie. C’étaient les premières que je pleurais. Je n’arrivais même pas à voir la mer par les fenêtres.

Jules est tombé fou amoureux des gens de Muravera, surtout des brunes. L’île est tellement belle qu’on dirait une autre planète. D’ailleurs, là-bas, la mer s’appelle Tyrrhénienne.

La maison est mitoyenne. Les voisines, Silvana et Arna, sont deux sœurs, des veuves qui ressemblent à la grand-mère de Milena Agus, l’auteur de Mal de pierres. Leurs longs cheveux frisés sont blancs.

Quand Jules est là-bas, Silvana et Arna prennent soin de lui. Elles lui offrent de la poutargue de thon et des galettes de pain. Jules est le fils qu’elles n’ont jamais eu. Jules est le fils de bien des gens. Il croit toujours vivre grâce à l’héritage de l’oncle Alain qui continue de sourire à côté de sa femme et de son frère sur sa tombe. Je veux le lui laisser croire. Parce que les croyants sont plus forts que les autres. C’est le curé des Hortensias qui le dit.

Après la gare TGV, Roman m’a envoyé une carte postale aux Hortensias. C’est Starsky qui me l’a apportée, et j’ai compris qu’il l’avait lue à la façon dont il m’a regardée. Ça m’a fait l’effet d’un viol que ses yeux se soient posés sur les mots de Roman.

Très chère Justine,

Une longue pensée pour vous depuis la Corse.

Le cahier bleu lu et relu dans mon pull-over.

Si je l’avais lu avant, ce n’est pas une maison que je vous aurais offert, mais l’empire des oiseaux.

Tendrement,

Roman

P-S : Continuez à écrire…

Je la connais par cœur. 65 syllabes, 97 consonnes, 82 voyelles. Je l’ai accrochée sous une des fenêtres de ma maison de Muravera. Pour faire une autre fenêtre.

Je pense souvent à Hélène, à Lucien, à leur mouette. Ils me manquent. Leur histoire d’amour me manque. Parfois, je me dis que Roman m’a offert la maison de Muravera pour que je les voie nager.

Aux Hortensias, nous avons remporté une victoire : un petit bâtard qui porte le prénom ridicule de Titi. Il pèse 5 kilos, il vient de la SPA, tous les résidents en sont marteau, moi la première. Titi a changé la vie d’Yvan Géant, le monsieur de la chambre 19. Il ne pense qu’à une chose, promener Titi dans le parc des Hortensias. En fin de compte, les chiens c’est comme le beau temps, ça change les idées.

Le corbeau a sévi de nouveau. Il y a eu trois appels la semaine dernière depuis la chambre 29. Le personnel est sous surveillance. À part Starsky et Hutch, ça n’intéresse plus les journaux ni la télévision. Les vieux, on en parle pendant les canicules, et après, on oublie.

Starsky et Hutch vont bientôt partir à la retraite, le local du « service municipal et espace public » est sur le point de fermer. Toutes les archives ont déjà été déplacées à Mâcon, dont celles de l’accident de mes parents.

Dans quelques années, Starsky et Hutch rentreront peut-être aux Hortensias. Est-ce que le corbeau qu’ils n’arrêteront jamais appellera leur famille s’ils sont des oubliés du dimanche ?

J’ai craqué. J’ai montré les lignes de ma main à Jo. Un soir où j’ai dîné chez elle avec Maria. Patrick n’était pas là. On a pas mal bu et j’ai fini par lui tendre la main. Elle m’a dit que j’aurais une jolie vie et deux enfants. Un garçon et une fille.

Une chance sur deux de ne pas devenir une oubliée du dimanche.

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