67

Dimanche 6 octobre 1996

Tu n’avais donc rien vu, maman ?

Si. Une fois, elle avait vu. Cette façon qu’ils avaient de s’éviter. Eugénie pensait juste qu’Armand n’appréciait pas trop Annette, ou plutôt qu’il s’en fichait. Il était plus avenant avec Sandrine. Et puis, deux ans plus tôt, un peu avant la naissance de Jules, elle avait surpris Armand et Annette en grande conversation. Eugénie avait été stupéfaite par cette proximité soudaine. Cette complicité. Celle de ceux qui se regardent à peine tant ils se connaissent. Un peu comme Fatiha et elle, quand elles buvaient le thé chez le toubib. Sauf qu’Armand semblait boire du petit-lait, dévorait l’instant. Eugénie n’avait jamais vu le visage de son mari sous cet angle. On aurait dit qu’il avait des projecteurs braqués sur lui. Comme sur la scène où elle avait vu Salvatore Adamo chanter Laisse tes mains sur mes hanches sous un chapiteau à Mâcon. Ses traits habituellement durs, fermés, étaient comme avalés par la proximité d’Annette. Elle avait découvert le beau visage souriant d’un homme sous son toit, un inconnu. Et c’était son mari.

Eugénie n’avait pas osé les déranger. Elle était retournée voir si le four était à bonne température pour sa tarte aux pommes.

Eugénie, Alain, Annette sont assis autour de la table de la cuisine. Sandrine et Christian ne sont pas encore descendus prendre le petit déjeuner.

Eugénie ne regarde pas Annette. Alain ne regarde pas Annette. Eugénie et son fils ne cessent de se regarder.

Alain insiste pour emmener Jules au baptême. Mais Eugénie n’en démord pas, Jules restera à la maison, avec elle. L’enfant est fiévreux, il faut le garder au chaud. De toute façon, ils seront rentrés en fin d’après-midi, non ?

Alain est encore en pyjama. Annette porte une robe de chambre en soie noire. Ses doigts nerveux caressent la nappe. Eugénie est déjà habillée. Elle ne s’est jamais dévêtue devant ses enfants, ni présentée en pyjama.

Christian débarque dans la cuisine. Alain se pousse pour faire une place à son frère. Alain observe le bol de lait d’Annette, sa cuillère qui retire la peau et la met sur la nappe en toile cirée. Ce matin, pense Eugénie, mes fils ne se ressemblent plus. Alain est d’une pâleur à faire peur. Il n’arrête pas de répéter qu’ils vont emmener Jules avec eux. Annette est silencieuse, presque aussi pâle qu’Alain.

– Je ne vous laisserai pas emmener Jules.

C’est sans appel. Eugénie, qui n’a jamais été autoritaire, qui n’a jamais rien imposé à ses hommes, ne changera pas d’avis. Surpris, Christian l’observe. Il n’a jamais entendu sa mère dire un mot plus haut que l’autre mais cette fois, sa phrase est tombée comme une sentence. Alain se lève de table et remonte dans sa chambre. Annette le suit.


Christian trempe une tartine dans son café au lait et demande à sa mère si ça va.

– Fais attention qu’Alain ne mette pas Jules dans la voiture.

Christian sent que quelque chose ne va pas. La tension est palpable. Son père peut faire la tête quand il est contrarié, mais sa mère a toujours été d’humeur égale.

Armand s’est planqué dans l’abri de jardin. Il a voulu partir, fuir la maison, mais son pneu est crevé. Une entaille d’au moins deux centimètres. Est-ce Alain qui a voulu se venger en crevant son pneu plutôt que de le crever, lui ? C’est la seule chose qu’il mériterait. Que son fils lui fasse la peau.

Cet après-midi, Armand se pendra. Il débarrassera le plancher. Eugénie touchera une pension de veuve, il a une bonne assurance-vie à l’usine, et Alain partira vivre en Suède avec Annette et Jules. Plus rien d’autre n’existera. Il ne ressent plus rien depuis qu’Eugénie l’a insulté ce matin. Elle l’a insulté en chuchotant. Il ne savait pas qu’il était possible de chuchoter le mot ordure. Il croyait qu’il était forcément hurlé. Elle lui a dit que jamais elle ne lui pardonnerait ni ne le laisserait partir. Qu’il était son mari et qu’il le resterait. À la façon dont elle l’a dit, avec cette haine qui la défigurait, ça ressemblait à un crachat rempli d’amour. Oui, c’est comme si elle lui avait craché au visage en lui disant Je t’aime.

Quand Armand a croisé Alain dans l’escalier tout à l’heure, il a reçu un coup de poing imaginaire dans la gueule. Alain a juste jeté un coup d’œil aux chaussures de son père. Armand a vu son regard.

Quand Alain était petit, il avait la manie de piquer les chaussures de son père. Il rentrait de l’école et en enfilait une paire. Elles n’étaient pas nombreuses. Une pour l’hiver, une pour l’été. Et souvent, les chaussures faisaient plusieurs années. Alain paradait pendant des heures, imitant son père. Il faisait même ses devoirs dans les chaussures de son père. Combien de fois Armand les avait-il cherchées en partant travailler à 4 heures du matin et les avait-il trouvées près du lit où son fils était endormi ?

Alain avait longtemps nagé dedans. Mais vers l’âge de quatorze ans, il avait commencé à avoir du mal à y entrer les pieds. À quinze ans, c’était terminé, fini de jouer. Les chaussures de son père étaient devenues trop petites. Il avait pris deux pointures en un an, mais désormais Alain était plus intéressé par les copains et les filles. Armand, lui, prit un coup de massue. Il ne pensait plus qu’à cela : Mon fils ne rentre plus dans mes chaussures. C’était la fin de quelque chose, une triste fin.

Armand entend quelqu’un pousser le portillon, entrer dans le jardin et sonner à la porte.

C’est Marcel, son collègue, qui vient d’arriver avec son estafette. Armand quitte sa tanière à regret.

– Salut, Malcel.

Marcel, c’est le type qu’il appelle dès que quelque chose ne fonctionne plus dans la maison. Pour bricoler, pour récupérer. Hier soir, il est passé réparer la machine à laver et ce matin, il va l’emmener à la déchetterie. Mais avant, il veut vérifier une pièce du moteur qui s’encrasse toujours et à laquelle il n’a pas pensé hier soir…

– Si vous saviez le nombre de machines qu’on envoie à la casse à cause de cette foutue pièce.

Eugénie fait réchauffer du café pendant que Marcel fouille le ventre de la machine. Armand tourne en rond et répond à son collègue par onomatopées quand l’autre lui parle de pompe de vidange, d’électrovanne, de capteur de niveau et de résistance de chauffe… Faut aussi qu’il vérifie le « piège à objets ». Armand ignorait qu’il y avait aussi des pièges dans les machines à laver.

Christian est remonté dans sa chambre pour se préparer. Annette revient dans la cuisine, Jules dans les bras. Marcel lève la tête, son regard change quand il se pose sur Annette. Putain, qu’elle est belle.

– Elle est vraiment foutue, y a plus rien à faire, déclare Marcel.

Armand et Marcel veulent débrancher le tuyau d’évacuation et fermer l’arrivée d’eau, mais quelqu’un l’a déjà fait. Armand jette un regard machinal en direction d’Eugénie sans penser une seule seconde que c’est elle qui s’est occupée de tout. Les deux hommes soulèvent la machine ensemble. Nom de Dieu, ça pèse une tonne.

Au même instant, Annette confie Jules à Eugénie. Cette dernière prend l’enfant dans ses bras, le serre contre elle, mais ne l’embrasse pas. Les deux femmes ne se regardent pas.

Pendant qu’il traîne la machine à laver avec Marcel, Armand entend des voix provenant des chambres et un des jumeaux descendre l’escalier. Alain ou Christian ? Armand n’a pas le courage de lever la tête. Ils ne vont sans doute pas tarder à partir à ce baptême. Et ce soir, quand ils rentreront, il se sera pendu. Annette ne lui pardonnera pas, mais au fond, ce ne sera pas si grave. Et la vie continuera, elle continue toujours. Elle n’a pas besoin de lui, la vie. Que pourrait-elle bien faire d’un type comme lui ?

Armand et Marcel sortent de la maison en soufflant comme des bœufs, c’est vrai que c’est sacrément lourd. Dehors, il fait froid. Armand aide Marcel à charger la machine à laver dans la camionnette, l’attache avec un tendeur. Il entend un moteur démarrer, il se retourne et entrevoit la Clio qui disparaît à vive allure. Les jumeaux sont à l’avant. Sandrine a appuyé sa tête contre la vitre arrière. Le temps d’une seconde, Armand aperçoit les cheveux blonds d’Annette, son dernier coucher de soleil.

Elle venait trois fois par an. Trois jours à Noël, trois jours à Pâques, le week-end du 15 août. Il avait suffi d’un jour en octobre pour que tout s’arrête. Il la voyait peu, pourtant elle prenait tout l’espace. Il ne lui restait rien, pas une miette, pas une minute qui lui appartienne. Il était dépourvu de toute pensée qui ne soit pas elle. Le jour comme la nuit.

Les quelques fois où ils s’étaient retrouvés là-haut, dans le débarras, ce cimetière à jouets, calés dans un recoin où le plafonnier ne fonctionne plus, il avait senti sa vie passer dans la sienne.


La nuit dernière, ni lui ni Annette n’ont entendu Alain monter l’escalier. Ils ont vu la porte s’ouvrir. Puis Alain a appelé Annette. Plusieurs fois. Annette s’est agrippée à Armand. Il a senti ses ongles rentrer dans sa peau. Ils se sont terrés, terrorisés, honteux à l’idée d’être découverts.

Alain s’est approché, comme attiré par leur souffle. La lumière du couloir les éclairait suffisamment pour qu’ils aient l’air de deux animaux pris au piège, deux misérables silhouettes collées l’une à l’autre sur le plancher, entre deux cartons de vaisselle.

Paralysé, Alain a essayé de dire quelque chose, mais aucun son n’est sorti de sa bouche. Puis, au bout d’une éternité, il a reculé et refermé la porte derrière lui sans faire de bruit, pour effacer ce qu’il venait de voir.

Armand est pris d’un vertige. Marcel lui demande si ça va, lui dit qu’il n’a pas l’air dans son assiette.

– C’est lien, je dois couver quelque chose.

Armand lui glisse quelques pièces de 10 francs dans la poche pour le service rendu.

– Poul tes gosses, dit Armand.

L’autre éclate de rire.

– J’ai jamais eu de gosses.

T’as de la chance, pense Armand.

Jules dans les bras, Eugénie les observe depuis la cuisine, cachée derrière la fenêtre.

Armand se dit qu’il faut qu’il en finisse vite. Il ne pourra pas supporter ce regard accusateur une journée de plus.

Salut Malcel, à la plochaine.

La matinée s’écoule doucement, il fait comme s’il allait continuer à vivre. Il plante des choux de printemps et des salades d’hiver dans son potager. Une vieille habitude d’octobre. La terre est gelée. L’hiver est précoce. Toute la matinée, il sent les yeux d’Eugénie dans son dos.

À midi, il trouve une assiette, la sienne, sur la table de la cuisine. Les restes du couscous trop salé de la veille. Il hésite à s’asseoir puis se dit qu’il vaut mieux faire comme d’habitude pour ne pas éveiller les soupçons. Depuis qu’il est marié, c’est la première fois qu’il déjeune seul un dimanche. Il observe l’emplacement vide de la machine à laver et se dit que quand il ne sera plus là, il ne laissera aucun vide.

Il n’y a pas un bruit dans la maison. Elle doit être à l’étage avec les enfants. En avalant son couscous, il se demande pourquoi Eugénie a tellement insisté pour garder Jules. Il se demande aussi s’il doit laisser une lettre d’adieu à Annette. Non. Pour lui dire quoi ? Je t’aime ? Elle le sait. Ni à sa femme. Ni à ses fils.

La nuit dernière, avant qu’Alain ne les découvre, il a senti les larmes de la jeune femme couler sur son cou pendant qu’elle lui parlait du visage d’une Vierge Marie qu’elle avait restaurée près de Reims. Alors qu’elle lui décrivait le bleu cobalt, il sentait sa bouche frissonner contre son oreille.

Elle pleure de plus en plus souvent, de plus en plus longtemps. Il faut vraiment en finir.

En avalant son couscous, il pense à la peau d’Annette qui se fragilise, malmenée par le froid des cathédrales et des églises, les cicatrices qu’elle se fait sur les mains et les avant-bras en manipulant le verre. Il pense à ses poignets, fins comme des bijoux. La vision de ses mains d’ouvrier sur sa peau blanche lui est toujours apparue comme une image mentale mais jamais comme une réalité. Jules l’a ramené sur terre.

Le jour de sa naissance a été le plus beau et le pire de sa vie. Jusqu’à la nuit dernière, pour le pire.

Quand il s’était penché sur son berceau à la maternité pour le prendre dans ses bras, Eugénie lui avait désigné la pancarte accrochée au-dessus du bébé : « Ce bébé est fragile, seules les caresses de son papa et de sa maman sont autorisées. » Comme le soir où il avait embrassé Annette pour la première fois, Armand avait eu envie de prendre le nourrisson et de se sauver, de l’enlever et de disparaître. Mais comme le soir où il avait embrassé Annette pour la première fois, il n’avait rien fait et il était rentré chez lui.

Il lave son assiette, ses couverts et son verre, les pose sur le rebord de l’évier. De toute façon, Eugénie repassera derrière lui. Elle n’aime pas sa façon de nettoyer les choses. Elle dit toujours que ce n’est ni fait ni à faire.

Il a décidé de se pendre dans la pièce où Alain les a surpris la nuit dernière. Le plafond est haut et c’est la seule porte de la maison qui ferme à clé de l’intérieur. Cette fois, il n’oubliera pas. Pas comme la nuit dernière. En plus de fermer la porte à clé, il collera un mot dessus, laconique, pour que personne n’entre avant d’avoir appelé la police.

Il y a une corde dans l’abri de jardin, enroulée autour de la grande échelle verte. Il sort la chercher. Il fait d’abord semblant de regarder ses plantations. Tourne un peu. Il est sûr et certain qu’Eugénie l’observe depuis une des chambres de l’étage. Dans l’abri, il n’ose pas poser les yeux sur son vélo, comme quand on passe à côté de quelqu’un qu’on a trop aimé. Il déroule la corde et la glisse dans un sac-poubelle qu’il cache sous son blouson d’hiver.

Il ouvre la porte du débarras. Il allume sa lampe de poche et dirige le faisceau de lumière sur la charpente. Depuis son escabeau, il balance la corde plusieurs fois jusqu’à ce qu’elle s’enroule autour de la poutre maîtresse et l’attache solidement. Il commence à faire son nœud de pendu, s’y prend à plusieurs reprises. En s’exécutant, il se souvient que lorsque les jumeaux étaient enfants, ils faisaient des tours de magie et de faux nœuds dans des foulards. Ils ne lui ont jamais donné leur truc. Il ne sait en faire que de vrais.

Il redescend au rez-de-chaussée, il n’a plus beaucoup de temps, Eugénie et les enfants se sont assoupis sur le canapé devant la télévision. Armand entend le marchand de sable passer. Les enfants veulent toujours regarder la même cassette. Il soulève la bouteille de gaz qui est sous l’évier et cherche la mèche de cheveux d’Annette qu’il a cachée au fond du placard, à l’intérieur d’une enveloppe du Trésor public. Il l’ouvre et glisse la mèche de cheveux dans sa poche.

Il écrit le mot d’avertissement sur le carnet qui sert habituellement à noter la liste des courses : N’entrez pas. Appelez la police. Il déroule un morceau de Scotch, le rompt avec ses dents. Il s’apprête à remonter lorsqu’il voit une voiture de flics se garer devant la maison. Armand n’en croit pas ses yeux. Comment peuvent-ils être déjà là ? Est-il en train de rêver ? Il les observe qui poussent le portillon et pénètrent dans son jardin.

Merde, qu’est-ce qu’ils viennent foutre là ? En plus, ils ont l’air de faire la gueule. Armand en connaît un des deux de vue. Un gars du village dénommé Bonneton, un peu plus jeune que lui. Les deux officiers s’apprêtent à sonner à la porte. Non. Il ne faut pas. S’ils sonnent, cela réveillera Eugénie et les enfants.

Il froisse le mot et le met dans sa poche avant de descendre ouvrir la porte. Il se retrouve nez à nez avec eux. L’adjudant Bonneton fait un salut militaire à Armand et prend la parole :

– Bonjour. Monsieur Neige ?

Armand est surpris par la question. Bonneton sait très bien qui il est.

– Oui.

– Vos fils Christian et Alain Neige sont-ils les propriétaires d’un véhicule de marque Renault immatriculé 2408 ZM 69 ?

Загрузка...