1933, avant l’été
Jour de noces à Clermain. On a dressé de grandes tables avec des nappes blanches sur la place de l’Église. Tous les gens du village sont réunis pour fêter l’union d’Hugo, le fils du maire, et d’Angèle la rousse, la fille du maréchal-ferrant.
Comme Angèle a honte d’être rousse à cause du roman de Jules Renard Poil de carotte, elle a demandé à sa couturière, Hélène Hel, de lui faire un voile de tulle très épais pour dissimuler sa tignasse. Elle a même forcé sur la craie blanche de couture pour cacher les taches de rousseur de son visage.
Ce devrait être le plus beau jour de sa vie, mais Angèle est mal à l’aise. Et ce n’est pas à cause de ses cheveux ni de sa peau. Frédéric, le cousin d’Hugo, ne cesse de la fixer. Elle sent ses yeux se poser sur elle avec insistance. Elle a beau boire du vin pour l’oublier, à chaque fois qu’elle tourne les yeux vers lui, elle croise son regard obscène. Même le jour de son mariage, il continue.
Cela fait des mois que cela dure. Qu’il l’attend en bas de chez elle ou qu’elle se retourne dans la rue et qu’il est dans son ombre. À chaque fois elle reste froide, mais il revient avec insistance : « Bonjour, vous êtes jolie ; Bonsoir, j’aime vos cheveux ; Bonjour, quelle belle surprise ; Bonsoir, vous avez des yeux magnifiques… »
Angèle n’a jamais osé en parler à Hugo. Pendant la cérémonie, elle a même eu peur que Frédéric ne s’oppose au mariage. Rien ne lui aurait permis de le faire, mais elle n’était pas sereine.
Frédéric profite qu’Hugo quitte sa place pour se diriger vers elle. Angèle n’a pas eu le temps de rattraper la main de son mari pour qu’il reste assis près d’elle. Frédéric contourne les invités et s’approche d’elle en souriant. Un sourire comme une mauvaise odeur. Elle ferme les yeux, avale une grande gorgée de vin qui lui brûle la gorge. Quand elle les rouvre, il est là. Elle a envie de le gifler, de le griffer, de lui arracher les cheveux. Elle voudrait être un homme et avoir la force de le battre. Elle l’entend murmurer :
– Je préfère le voile rouge de vos cheveux.
Angèle se lève trop brusquement de table pour le fuir. Elle accroche sa robe à une pointe et la déchire à la taille. Il y a comme un silence qui brouille ses sens. Elle regarde sa robe comme si c’était sa propre peau qui venait de se lacérer. Elle s’étonne même que son sang ne coule pas. Ce ne sont que quelques perles blanches qui tombent à terre. Son cœur se met à battre très fort. Elle lève la tête et dit à Frédéric, un peu comme une supplique :
– Disparaissez.
Puis Angèle demande à sa mère d’aller chercher la couturière qui vit à deux pas de l’église.
Pendant ce temps, elle attendra dans la cure. Heureusement, personne ne s’aperçoit de rien, pas même Hugo. La mère d’Angèle connaît bien la boutique des tailleurs de Clermain. Elle est fermée, nous sommes dimanche. Elle entre par une porte cochère entrouverte et emprunte un couloir qui débouche sur l’atelier de couture entièrement vitré, situé dans une arrière-cour.
Hélène est dans l’atelier, assise en tailleur comme un homme sur une table en bois. Elle est en grande conversation avec quelqu’un que la mère ne distingue que de dos.
Elle frappe à la porte. Un oiseau s’envole. À travers la porte vitrée, elle voit Hélène la regarder sans la voir. Comme quelqu’un qu’on interrompt au milieu d’une conversation et qui n’a pas envie de s’arrêter. La jeune couturière lui fait signe d’entrer.
Ce que la mère d’Angèle avait pris pour quelqu’un de dos est un mannequin de tissu. Elle s’aperçoit que la jeune fille est seule, pourtant, elle aurait juré qu’elle était en train de parler à quelqu’un.
Une heure après, la robe d’Angèle est comme neuve. Hélène a repris chaque couture. Elles sont toutes les deux face à face dans le corridor étroit, près d’une patère à miroir. Hélène a ouvert la porte de la cure pour faire entrer la lumière. La jeune mariée admire le travail d’Hélène comme un miracle.
– Je vous demande pardon, Hélène.
– Pardon ? Pardon de quoi ?
Angèle observe le visage de la couturière qui a trois ans de moins qu’elle. Elle serait incapable de dire si Hélène fait plus vieux ou plus jeune qu’elle. Sa peau claire, son chignon défait, ses yeux bleus, sa grande bouche, ses pommettes hautes. Elle est de ces beautés slaves que l’on aime ou que l’on déteste parce que tout est exagérément grand dans son visage. Même ses yeux semblent vouloir toucher ses tempes. À Clermain, les gens disent qu’Hélène Hel est folle et les enfants se méfient d’elle.
Angèle prend les mains d’Hélène dans les siennes.
– Au début des essayages, je ne vous aimais pas. C’est ma mère qui a insisté pour que vous soyez ma couturière… J’avais peur de vous.
Hélène répond :
– C’est normal. Moi aussi j’ai peur de moi.
Angèle sourit à la jeune femme qui a toujours l’air d’être ailleurs que dans la pièce où elle se trouve. C’est vrai qu’elle est attirante et inquiétante à la fois. Il y a comme un trouble dans son regard. Et puis, elle ne sourit jamais. Même lorsqu’elle dit oui. Angèle observe les mains d’Hélène.
– Vous avez des doigts de fée.
Hélène baisse les yeux. Angèle l’embrasse tendrement et retourne vers ses invités, dans sa robe neuve. Elle balaye l’assemblée du regard, Frédéric n’est plus là. Elle sourit intérieurement, soulagée.
Hélène reste seule dans le corridor. Elle observe ses doigts et finit par ranger ses affaires de couture. Elle ne referme pas la porte de la cure derrière elle, elle a la manie de faire entrer le soleil partout où elle le peut.
Pour repartir à l’atelier, Hélène décide de longer l’église du côté du cimetière. Elle essaie de lire les noms sur les tombes. Elle pousse la petite porte de l’église, celle qui est située sur le côté. L’église est vide. Hélène s’agenouille et s’adresse à Dieu en répétant, inlassablement : Apprends-moi à lire.
– Tu fais quoi ?
Je sursaute. Jules m’a fait peur. Je referme le cahier bleu.
– J’écris.
– Tu te prends pour Marguerite Duras ?
– D’où tu connais Marguerite Duras ?
– Un cours de français. J’ai trouvé ça chiant. J’espère que t’écris pas comme elle.
– Aucun risque. Ouvre la fenêtre.
– T’es de mauvais poil ?
– Nan. Tu sais que je supporte pas que tu fumes dans ma chambre.
– C’est surtout que je fume que tu ne supportes pas… T’es pas ma mère.
Jules ouvre la fenêtre et se penche en avant. Il fait un peu la gueule. Alors, je dis :
– Hier soir, il y a eu un nouveau coup de téléphone anonyme aux hortensias.
Il se retourne, je ne vois pas ses yeux.
– C’est quelle famille ?
– Va falloir que t’ailles chez le coiffeur. Celle de Gisèle Diondet. La toute petite dame avec des cheveux violets qui était mercière. Je t’en ai parlé la semaine dernière.
– Me rappelle.
– Avant, elle passait beaucoup de temps dans la salle des cartes et elle participait à tous les ateliers. Mais depuis le début de l’été, elle bloque avec les autres à la réception. Alors elle était là quand sa famille est arrivée à l’accueil avec les yeux rouges et des habits sombres.
D’une pichenette, Jules balance son mégot par la fenêtre. Demain matin, pépé le ramassera dans le jardin en bougonnant. Puis il le mettra dans une bassine d’eau avec les autres, une eau qu’il utilisera pour arroser ses rosiers et tuer les pucerons.
Il revient s’asseoir sur mon lit.
– Et ils ont dit quoi, la famille, quand ils l’ont vue… vivante ?
– Imagine le choc pour eux. Mais je pense qu’ils ont été un peu déçus.
– Comment ça, déçus ?
– Quand les vieux passent l’arme à gauche, ça veut dire fin de la culpabilité. C’est compliqué. C’est du chagrin qui se mélange à du soulagement.
– Et la petite vieille, elle a dit quoi quand elle les a vus ?
– Au début, elle ne les a pas reconnus, mais elle était quand même contente. Surtout qu’à midi, ils l’ont emmenée au restaurant. Tu sais, ça arrive souvent avec les anciens. Sur le coup, ils ne sont pas aimables avec la famille, mais après les visites, y a quelque chose qui change. Ils sont moins angoissés. En tout cas cet après-midi, Gisèle est retournée dans la salle des cartes. Ça faisait trois mois qu’elle n’y avait pas mis les pieds.
– Tu vois, ça sert à quelque chose ce truc anonyme.
– Tout à l’heure, madame Le Camus nous a tous convoqués pour nous annoncer que des policiers allaient enquêter intra-muros (j’imite sa voix pour faire sourire Jules) pour résoudre le mystère des coups de téléphone anonymes.
Mais Jules ne sourit pas.
– Il va y avoir des vrais inspecteurs et tout ?
C’est moi qui me mets à rire.
– Tu parles, c’est Starsky et Hutch qui sont sur l’affaire !
Jules se met à glousser. Starsky et Hutch sont les deux agents de ville de Milly. Les « cow-boys », comme tout le monde les appelle. Ils sont à quelques années de la retraite et ne seront pas remplacés. Il paraît qu’on les appelle comme ça depuis toujours. Ça date de bien avant ma naissance. Il y en a un qui était brun et l’autre blond. Enfin ça, c’était avant. Maintenant ils sont tous les deux blancs. Pépé dit que ce sont les dernières personnes à appeler au secours en cas de malheur. Ils ne sont pas aimés à Milly, la bêtise est très difficile à expliquer, et eux la portent sur leur visage. Ils sont arrogants et ne saluent jamais personne. Quand ils tendent la main, c’est pour donner une contravention. Genre stationnement gênant. Mais qui peut gêner qui à Milly ? Les rues sont vides. Moi, ils ne me font qu’à moitié rigoler parce qu’ils sont quand même armés. Jules dit que leurs flingues sont des jouets. Mais je ne crois pas.
– À ton avis, qui appelle les familles ? me demande Jules.
J’observe son profil parfait. J’ai jamais rien vu d’aussi beau que le visage de Jules. Même avec des cheveux trop longs.
– Je sais pas. Ça peut être n’importe qui. En tout cas, c’est sans doute quelqu’un qui a accès au fichier des familles. Et qui connaît le nom et les habitudes des oubliés du dimanche.
– Le nom des quoi ?