Hier soir, j’ai découvert qui était le corbeau.
Tous les résidents dormaient. Même madame Gentil, à qui j’avais dû tenir la main parce qu’elle était angoissée à cause des « bombardements ».
Avant de s’endormir, madame Gentil m’a raconté ce qu’elle nous raconte depuis des mois à Jo, Maria et moi. C’est toujours la même histoire : elle est née en 1941, sa famille vivait dans la cave de la maison pour se protéger des bombes. Elle entendait les sirènes et les avions quand ils passaient dans le ciel. Un matin, elle s’est réveillée dans une chambre inconnue. Il y avait des fleurs sur la tapisserie et de grandes fenêtres traversées par le soleil. Elle a pensé qu’elle était morte, qu’elle était au paradis. En vérité, la guerre était finie et ses parents l’avaient montée d’un étage dans la maison pendant qu’elle dormait.
J’étais donc à l’office, il devait être 23 heures. Il n’y avait aucun bruit, à part Titi qui ronflait dans son panier. Quelqu’un a actionné l’appel d’urgence depuis la chambre de monsieur Paul. J’ai foncé parce que l’infirmière était au troisième étage.
Entre l’office et la chambre 29, j’ai repensé au corbeau. J’ai tout imaginé sur son identité. Comme dans Les Choses de la vie, le film de Claude Sautet, j’ai revu les visages de pépé, mémé, Jules, Roman, Maria, Jo, Patrick, Starsky, Rose, madame Le Camus, le curé, le kiné, moi. J’ai imaginé tous ces visages en train d’appeler les familles des oubliés du dimanche de la chambre de monsieur Paul.
J’ai poussé la porte 29 et j’ai aperçu mon reflet dans la glace. Mon double. Ma jumelle. Peut-être que j’avais une jumelle maléfique ? Vu ce que je venais de découvrir sur ma famille, plus rien ne pouvait m’étonner. Ou alors, j’avais une double personnalité, dont l’une avait un ascendant très fort sur l’autre.
Monsieur Paul dormait paisiblement, tout allait bien. J’ai désactivé l’appel d’urgence.
À côté de mon reflet, le corbeau se tenait debout, près du lit. Il était en grande conversation avec le fils de madame Gentil, cette pauvre madame Gentil que j’avais dû apaiser vingt-cinq minutes plus tôt à cause des bombardements.
– Bonsoir monsieur, établissement Les Hortensias à Milly, j’ai le regret de vous annoncer le décès de madame Léonore Gentil. Oui. Non. Elle vient de s’éteindre. Elle a fait un arrêt cardiaque. Elle n’a pas souffert. Non, pas maintenant, la chambre mortuaire est fermée. Présentez-vous à l’accueil demain matin à 8 heures. Oui. Je suis sincèrement désolé. Toute l’équipe soignante des Hortensias se joint à moi pour vous présenter ses sincères condoléances. Bonsoir, monsieur.
Je me suis assise sur le lit. Mes jambes ne me portaient plus. Le corbeau avait actionné l’appel d’urgence parce qu’il savait que c’était moi qui étais à l’office. Moi qui étais de nuit. Moi qui serais dans la chambre 29 quand il appellerait le fils de madame Gentil. Il voulait que je sache qui il était.
Le corbeau a retiré le modificateur de voix qu’il avait posé sur l’appareil et il a raccroché.
Il s’est approché de moi. J’ai caressé son visage comme si je le voyais pour la première fois. D’ailleurs, je le voyais pour la première fois. Je le voyais tel qu’il était, et non plus comme je voulais qu’il soit. Il a souri. J’ai mis mes doigts dans les fossettes qui creusent ses joues.
Quand je lui racontais les oubliés du dimanche, je ne pensais pas qu’il m’écoutait. Je pensais juste qu’il m’entendait. En plus, c’était après le Paradis. J’étais bourrée, et le lendemain matin, je ne me souvenais pas de grand-chose. Juste des bribes de phrases. Lui s’est souvenu pour moi.
Il ne m’avait toujours pas dit un mot. Moi non plus.
Il portait un pull à rayures qui n’allait pas du tout avec son pantalon prince de Galles. Comme d’habitude. J’ai pensé, Il va falloir que je lui apprenne à coordonner les couleurs.
C’était la première fois que je faisais un projet en pensant à quelqu’un qui existe pour de vrai.
Il a pris le pendentif de la mouette entre ses doigts et m’a embrassée dans les cheveux. Comme le jour où il m’avait emmenée à l’aéroport Saint-Exupéry.
– Ça fait longtemps que tu fais le corbeau ?
Il a souri.
– Depuis que je te connais.
– Et on se connaît depuis longtemps ?
Il ne m’a pas répondu. Il a caressé la joue de monsieur Paul et il a chuchoté, C’est mon grand-père.
J’ai fermé les yeux et je lui ai dit :
– Comment tu t’appelles ?