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Le parking de l’hôpital était désert. La nuit et le froid étaient tombés depuis longtemps. Pépé s’était endormi dans la voiture. Je l’ai observé à travers le pare-brise. Je l’ai trouvé très beau. Ses traits étaient détendus. Rêvait-il ? J’ai frappé à la fenêtre tout doucement, il a ouvert les yeux et m’a souri à sa façon, en fronçant légèrement les sourcils et la bouche en même temps. Son masque de chagrin a repris sa place. Il a démarré la voiture, sans un mot.

J’ai cherché un mouchoir en papier dans mon sac pour essuyer mes yeux et ma bouche. Je voulais garder une trace de ce baiser. Je cherche souvent des choses que je n’ai jamais dans mon sac. Je suis tombée sur la lettre que Rose m’avait donnée devant la machine à café. Je l’ai lue à voix haute :

5 octobre 1978

Edna,


Le jour où tu es partie du café du père Louis en laissant ton sac sur la table, je ne m’en souviens plus. J’étais beaucoup trop petite. De toute façon, c’est de famille de perdre la mémoire. Au fond, c’est bien pratique. Ce jour-là, j’ai dû croire que tu nous laissais en vacances, mon père, ton sac et moi.

Mes premiers souvenirs remontent aux dimanches après-midi où Hélène fermait le café. C’est le seul jour où elle se maquillait et mettait sa robe du dimanche. On allait se baigner dans une rivière. On emportait dans un panier du pain et des œufs durs qu’on dévorait toutes les deux en regardant papa reprendre vie dans le courant. Il me semble que je n’avais jamais vu le corps de mon père autrement que voûté et habillé de noir. Peu à peu, je découvrais un homme très grand à la peau foncée et au sourire naissant.

Les clients du café étaient gentils et me faisaient des petits cadeaux. Des bulles de savon, des billes, des crayons de couleur. Ils m’apportaient des bonbons, aussi. Parfois, je surprenais des conversations murmurées à propos de « l’absence » de mon père, et puis, c’est Hélène que les clients appelaient « la patronne ». Mais je n’y prêtais guère attention. J’étais la belle-fille d’une couturière et je portais des robes aussi belles que celles des héroïnes des contes. Je marchais dans le village dans mes robes de princesse et m’inventais mille et une vies. Est-ce que tu étais dans une de ces vies ?

Jusqu’à mes dix ans, personne ne m’a parlé de toi. Tu étais silencieuse. Mais je me souviens du jour où papa a commencé à m’aménager le grenier en chambre. Je lui ai dit, Mais on va rester dans cette maison, papa ? Il a souri et m’a répondu, Où veux-tu qu’on aille ? Il m’a demandé de choisir le papier peint. Je l’ai choisi avec des bateaux dessus, des voiliers. À Milly, il n’y a pas la mer. Pourtant, j’étais sûre de la connaître comme une sœur aînée perdue de vue.

Je n’ai aucune photo de toi. Tu es un fantôme dont aucune image n’a été gravée nulle part. Il m’est arrivé de me demander si tu avais jamais existé.

Je suppose que j’ai d’abord aimé Hélène comme on aime une parente par alliance. Mais la seule fois où j’ai vu papa l’embrasser sur la bouche, je l’ai détestée. Je me suis sauvée de la maison.

À partir de ce jour, ils ne se sont plus embrassés devant moi. Je les ai toujours vus s’aimer sans qu’ils le sachent. Bien que je l’aie toujours appelée Hélène et jamais maman, elle m’a élevée comme son enfant, d’ailleurs, je pense que, comme toi, elle m’a toujours considérée comme sa fille, et non comme la tienne. Celle qu’elle aurait dû avoir avec papa s’il n’avait pas été déporté.

C’est le petit Claude qui m’a parlé de toi en premier. Le petit Claude est le serveur du café. Il boite de naissance mais c’est le garçon le plus droit que je connaisse. Je l’ai toujours considéré comme un frère qui ne me mentirait jamais. J’ai compris que papa avait eu deux vies séparées par la guerre. La seconde dans laquelle tu as caché papa. Loin de la première.

Je ne t’ai jamais attendue. Ni espérée. Mes parents ont tout fait pour que mon enfance soit heureuse. Une enfance pleine de lumière pour ne laisser aucun recoin sombre où m’asseoir pour t’attendre. Je suis devenue dessinatrice et dans mes dessins, il y a souvent une femme en arrière-plan. Cette femme, c’est sans doute toi.

Le petit Claude t’a retrouvée vendredi dernier. Cela fait des années qu’il te cherche sans jamais me l’avoir dit. Il paraît que tu vis à Londres, que tu es toujours infirmière. Combien d’enfants as-tu soignés en pensant à moi ? Combien de cœurs as-tu entendus battre en pensant à celui de Lucien ? Je t’écris cette lettre pour te dire qu’il a cessé de battre vendredi dernier. Le jour où le petit Claude t’a retrouvée, papa est passé dans une troisième vie qui ne sera ni celle d’Hélène ni la tienne.

J’étais là quand il a tiré sa révérence. J’étais venue passer quelques jours avec eux. Je les aidais, un car entier de touristes avait pris le café d’assaut. Papa était en train de servir une menthe à l’eau. Il est tombé et ne s’est pas relevé. Au début, j’ai cru qu’il avait trébuché. Hélène a immédiatement compris que cette fois-ci son grand amour était parti et que tu ne lui ramènerais pas. Pour la seconde fois, elle a embrassé papa devant moi.

Le jour où je perds mon père, quelqu’un te retrouve. La vie prend et rend en même temps. Mais j’ignore ce qu’elle me rend. Il paraît que les choses de la vie se passent souvent ainsi.

Sache que tu ne liras jamais cette lettre. Je la mets dans ton sac qui est accroché à la porte de ma chambre. Papa l’a gardé et me l’a donné quand j’ai eu dix-huit ans. Je n’ai jamais osé l’ouvrir, cela aurait été comme fouiller dans le sac d’une inconnue. Papa et Hélène m’ont trop bien élevée. Mais je l’ai laissé dans ma chambre de petite fille parce que les voiliers sont toujours sur les murs et qu’un jour, peut-être, j’en prendrai un pour te rendre visite.

Enfin, je voulais te dire que tu as bien fait de ramener papa à Hélène. Il est mort heureux.

Rose.

J’ai lu la lettre de Rose jusqu’au bout.

Pépé conduit toujours. Il doit rester 50 kilomètres à parcourir. Il ne dit rien. Ne fait aucun commentaire.

– Tu connais la suite, pépé ?

– …

– Pépé, tu connais la suite ?

– Quelle suite ?

– Après la mort de Lucien, Hélène a donné le café du père Louis à Claude et elle est partie vivre à Paris.

– Et Rose ?

Jamais je n’ai entendu pépé me poser une question à propos de quelqu’un. Même pas pour me demander si je m’étais bien brossé les dents quand j’étais petite.

– Rose a retrouvé Edna à Londres avec son fils Roman. Ils sont restés quelque temps là-bas.

Au début, je ne vois pas ses larmes couler. Éclairé par le tableau de bord, je ne vois que son profil et l’entends renifler discrètement.

Quand je m’aperçois enfin qu’il pleure, je n’ai pas le temps de dire un mot : il se gare sur le bas-côté et s’écroule sur le volant. Il est secoué de spasmes, et ses gémissements m’arrachent le cœur.

De ma vie, je n’ai jamais vécu un moment aussi tragique. Je suis tétanisée. Au bout de quelques minutes ou quelques heures, je ne sais plus, je pose ma main tremblante sur son épaule.

Son manteau de laine bon marché me pique les doigts. Depuis que Jules et moi sommes là, pépé et mémé ne s’habillent qu’avec des vêtements bon marché. Sur les photos d’avant ils étaient beaucoup plus chics, je ne sais pas si c’est la mort de leurs enfants ou la vie de leurs petits-enfants qui les a appauvris. Je réalise à cet instant combien ils ont morflé.

– Pépé, ça va ?

Ma voix semble lui faire un électrochoc. Il se redresse aussitôt et marmonne :

T’aulais pas un mouchoil… ?

Une fois de plus, je cherche dans mon sac, au cas où. Mais je ne suis pas le genre de fille à avoir des mouchoirs sur elle. À chaque fois, j’y mets de la bonne volonté, mais les seules choses que je trouve sont un morceau de gâteau sec, des miettes, un baume pour les lèvres usé jusqu’au plastique, mon porte-monnaie vide et un petit Pikachu que Jules m’a offert quand il était petit. C’est un sac qui ne sert à rien. Je cherche désespérément dans la boîte à gants et finis par dénicher un chiffon que je lui tends, désolée. Il se mouche bruyamment, essuie son visage.

Nous sommes toujours plongés dans la pénombre, à l’intérieur de la voiture. Le moteur ronronne, se foutant bien des états d’âme de mon pépé. Il commence à pleuvoir. Il actionne les essuie-glaces, met son clignotant et repart.

Puis plus un mot.

Nous roulons une vingtaine de kilomètres quand j’ose lui poser la question qui me brûle les lèvres. Je me dis que c’est le moment. Que plus jamais l’occasion ne se présentera de toute ma vie. Lui et moi dans la voiture, le soir du réveillon de Noël, après un orage, un cataclysme qui l’a traversé à la lecture de la lettre de Rose.

– Pépé, elle était comment Annette ?

Il se tend, c’est presque imperceptible, sauf pour moi, sa petite-fille.

Il s’humecte les lèvres. Comme si sa réponse le brûlait.

– Elle était lumineuse… J’aulais pu m’en selvil pour m’éclailer… Elle aimait les gens qui font des phlases coultes.

– Elle devait drôlement t’aimer alors.

Silence.

– Elle m’aimait.

Il a dit ces mots comme si c’était ses derniers mots. Comme s’il était né pour les prononcer dans cette voiture, là, maintenant, et qu’il avait atteint son but. S’il mourait sous mes yeux, je ne serais pas surprise.

Il double un camion. Il met dix minutes à le faire. C’est un vrai danger public. Pour chasser ma peur, je lui dis :

– Annette aimait l’oncle Alain. Jules est un enfant de l’amour. C’est sûr. Ça se sent. Ça se voit. Ça se respire.

Il me regarde drôlement. Je jurerais même qu’il sourit. Tout à coup, j’ai le sentiment d’être assise à côté d’un homme que je ne connais pas. Comme si un magicien venait d’échanger mon pépé contre un autre homme. Je l’observe et tout en lui a changé. Depuis qu’il a prononcé ses deux derniers mots : elle m’aimait, il rajeunit à vue d’œil. Si ça continue, en arrivant à la maison, on fêtera ses vingt ans.

– Jules, c’est pas un enfant de l’amoul, c’est l’amoul. Dans la vie, y a des bijoux plaqués ol et des bijoux en ol. Jules, c’est de l’ol.

Là, c’est moi qui craque et qui cherche des mouchoirs en papier dans mon sac. Au cas où. Mais je tombe sur mon Pikachu tout délavé. Et mes larmes redoublent.

J’ai une vision. Pépé à la morgue, après l’accident. Pépé tout seul. Pépé reconnaissant les quatre corps, les uns après les autres. Par qui a-t-il commencé ? Un de ses fils ? Une de ses belles-filles ?


Je le vois sortant de la chambre funéraire, remontant dans sa voiture, et repartant. Comme il devait nous aimer pour rentrer chez lui, ce soir-là. Qu’a-t-il dit à mémé quand il est arrivé à la maison ? C’est bien eux. Ils sont morts tous les quatre ? Et pourquoi est-ce que mémé n’est pas allée reconnaître les corps avec lui ? Je le revois, le lendemain, dans son jardin, en train de brûler le bois des deux arbres fruitiers. Ses yeux mouillés, et moi, enfant. Tes palents ont eu un accident.

– Je t’aime pépé.

– J’espèle bien.

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