Roman m’a dit :
– Je hais les dimanches.
– Vous pourrez toujours venir me voir.
J’ai dit ça à mes pieds parce que ce matin, son regard m’était à nouveau impossible. La mort d’Hélène m’avait ramenée à la case départ de ses yeux.
– Vous allez rester dans la région ?
– Où voulez-vous que j’aille ?
– Eh bien, justement, j’ai un cadeau pour vous.
Il l’a dit à la bière qu’il était en train de boire. Parce que je devais avoir quelque chose d’impossible à regarder moi aussi.
Nous étions dans le hall froid et impersonnel de la gare TGV, celle qui est à quarante minutes de Milly en voiture. Quelques tables de bistrot avaient été posées là, dans un coin, à côté d’un comptoir de fortune sur lequel trois voyageurs étaient accoudés et sirotaient un café. Nous étions assis près d’une porte automatique qui s’ouvrait et se refermait sur l’extérieur sans que jamais personne ne passe. De temps en temps, notre conversation était entrecoupée par le grondement furieux d’un train qui filait en direction de Lyon, Marseille ou Paris.
Le matin, Roman m’avait téléphoné aux Hortensias pour me dire qu’il voulait me voir mais pas là-bas. Là-bas, aux Hortensias, il serait incapable d’y remettre les pieds pour l’instant. Il m’a tendu une enveloppe. Une grande enveloppe.
– Vous l’ouvrirez quand je ne serai plus là.
Il a dit ça à mes yeux parce que cette fois, nous nous sommes regardés. En même temps.
– D’accord. Moi aussi j’ai quelque chose pour vous.
Je me suis penchée vers mon sac qui était posé par terre. Jo dit toujours qu’il ne faut pas poser son sac par terre, que ça porte malheur et qu’on n’aura jamais d’argent si on fait ça. J’ai pensé à l’amour de Jo pour Patrick en tendant le cahier bleu à Roman.
– C’est l’histoire de vos grands-parents. J’ai fini de l’écrire.
– Merci.
Il a caressé la couverture du cahier bleu comme si c’était la peau d’une femme. Et, sans me regarder, en respirant les pages de papier au hasard, il a murmuré :
– Le jour où je vous ai demandé d’écrire l’histoire d’Hélène, vous aviez un cil sur la joue… Je vous ai demandé de faire un vœu.
– Oui, je m’en souviens.
– Et… vous l’avez fait, votre vœu ?
– Oui. C’est lui.
Je lui ai montré le cahier bleu. Mon vœu, c’était de l’écrire jusqu’au bout, de ne pas abandonner en chemin.
Il y a eu un grand silence, une grève générale, aucun TGV pendant plusieurs minutes. Il a bu une gorgée de bière. Il a caressé la couverture bleue avec ses doigts de fille. Puis il a dit :
– C’est un beau titre « La dame de la plage ».
– Où sont les cendres d’Hélène ? j’ai demandé.
– Ma mère les a jetées dans la Méditerranée.
– Hélène l’appelait sa valise bleue.
Il a fini sa bière.
– Et Edna ?
– Edna vit à Londres, chez sa fille cadette. Elle aura quatre-vingt-quatorze ans le mois prochain. Elle a eu deux enfants après… Rose.
– Vous la voyez ?
– Quelquefois.
La voix d’une femme s’est invitée à notre table, celle qui annonçait son départ imminent. Il s’est levé, m’a pris les mains, les a embrassées et s’est dirigé vers le quai.
Son départ m’a laissée sur le carreau.
J’ai fait comme dans les films, j’ai commandé un whisky. Le genre d’alcool que je déteste, mais j’avais trop envie de me retrouver dans le film d’un autre. J’ai bu mon whisky cul sec. Ça m’a brûlée à l’intérieur. Je me suis mise à flotter un peu. J’ai pensé à Hélène et à Lucien. Et je les ai vus tous les deux, derrière le bar. Ils avaient changé de bistrot. J’ai même vu Louve, dormant dans la sciure.
J’ai pensé à la Méditerranée. J’ai pensé à la mouette. J’ai pensé à après, à pépé et Annette.
L’enveloppe que Roman m’avait donnée était toujours sur la table. C’était une enveloppe kraft, alors elle devait contenir bien plus qu’une carte postale. Je l’ai ouverte. À l’intérieur, il y avait des documents. Tout ce qu’il y a de plus sérieux. Le genre de documents que l’on range toute sa vie dans un tiroir pour ne pas les perdre. C’était un acte de propriété.
Je l’ai relu plusieurs fois parce qu’il y avait mon prénom et mon nom partout, mais je n’ai pas compris tout de suite de quoi il s’agissait. Tout était rédigé en italien.
J’ai failli re-commander un whisky lorsque j’ai vu l’autre enveloppe, plus petite et plus blanche, glissée au milieu. Avec « Justine » écrit à l’encre, aussi joliment que sur Mal de pierres.
Dans l’enveloppe, j’ai trouvé un mot. C’était toujours l’écriture de Roman : « Justine, la maison sarde est à vous. Ma famille et moi-même vous la léguons. »
J’ai regardé autour de moi. Je me suis pincé le bras. Je me suis levée.
J’allais quitter le hall de la gare quand le serveur du comptoir m’a rattrapée par le bras. Celui que je venais de me pincer.
– Mademoiselle, vous avez oublié ça.
De l’index, il a désigné un immense colis posé contre la grille baissée d’un point presse.
– Ce n’est pas à moi.
– Si. Le monsieur avec qui vous étiez m’a dit que c’était pour vous. Même que ça pèse une tonne.
Sur le paquet, toujours le même « Justine » écrit à l’encre bleue.
J’ai demandé des ciseaux au serveur. Il n’en avait pas. Mais il a sorti un petit couteau de sa poche. Il a coupé les ficelles délicatement en répétant trois fois, À mon avis, ça a de la valeur. C’est vrai qu’on aurait dit un tableau tout droit sorti d’un musée emballé précautionneusement. Un tableau que je ne pourrais pas emporter toute seule tant il était grand et lourd. Il ne rentrerait jamais dans la voiture de pépé.
Pendant que le serveur dépaquetait le mystérieux objet, je n’arrêtais pas de regarder à l’intérieur de mon sac pour vérifier que les deux enveloppes étaient vraiment là. Qu’elles ne s’étaient pas envolées. Que tout cela n’était pas un rêve. Même si c’en était un. Moi, Justine Neige, orpheline, vingt et un ans, bientôt vingt-deux, j’étais propriétaire d’une maison parce que j’avais écouté une femme me raconter son histoire.
Les quatre voyageurs accoudés au bar se sont rapprochés de nous. Quand le serveur a fini par enlever la multitude de cartons et de papiers qui protégeaient l’objet, j’ai découvert qu’il ne s’agissait pas d’un tableau mais d’une immense photo en noir et blanc sous verre.
J’ai eu un mouvement de recul. Quelqu’un m’avait suivie sans que je m’en aperçoive.
Sur la photo, la mouette d’Hélène était au premier plan, j’étais sûre que c’était elle, je l’aurais reconnue entre mille. Elle volait derrière moi, à contre-jour, dans la ruelle où je nourris le gros chat.
La photo était d’une beauté à couper le souffle.
Les quatre voyageurs ont murmuré qu’elle était magnifique. Le serveur n’arrivait pas à détacher ses yeux de la photo. Il l’a fait pivoter. Au dos, elle était signée de la main de Roman et portait un nom et une date : « Justine et l’oiseau, 19 janvier 2014 ».
Trois jours après la mort d’Hélène, la mouette était venue me dire au revoir. Et Roman avait immortalisé cet instant.