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Le tiroir de la table de nuit est entrouvert. Il n’y a plus d’eau dans la carafe. Je la remplis. Hélène boit beaucoup. Je ne sais pas si c’est la chaleur de sa plage qui l’assoiffe ou le fait d’être une ancienne patronne de bistrot. D’habitude, on doit forcer les résidents à boire pour qu’ils ne se déshydratent pas. Avec Hélène, aucun risque.

Avec ses mains de fille, Roman retire l’élastique à cheveux qui entoure des morceaux de papier déchirés et tachés. Ce sont d’anciennes feuilles arrachées à des journaux ou à des livres. Roman les touche du bout des doigts et me dit :

– C’est incroyable.

Je réponds à mes pieds que pendant toute sa déportation à Dora, Lucien a caché un caillou pointu à l’intérieur de sa bouche et qu’à chaque fois qu’il voulait écrire quelque chose à Hélène, il le recrachait.

Roman me tend un morceau de papier journal jauni que le temps passé à l’intérieur d’une poche a presque rendu transparent.

– Sur celui-là, qu’est-ce qu’il y a d’écrit ?

– « Hélène Hel non épousée le 19 janvier 1934. Milly. »

– Vous savez lire le braille ?

– Non, c’est Hélène qui me les a lus.

– Et sur celui-là ?

– « On ne devrait prier que pour le présent. Pour lui dire merci quand il a ton visage. »

– C’est très beau. Mon grand-père écrivait bien. Mais je crois qu’on écrit toujours bien quand on est amoureux.

Cette fois, je ne peux pas m’empêcher de le regarder. Il me dit ça en m’enfonçant son bleu dans les yeux, comme un enfant qui remplit deux trous avec de la pâte à modeler.

Sans qu’il me le demande, je déroule la page 7 d’un journal polonais. On y voit la photo d’une forêt de bouleaux en noir et blanc. En transparence, je montre à Roman que la page est criblée de minuscules trous.

– C’est une sorte de lettre. Une lettre décousue. Les derniers mots qu’il a écrits en braille. Ensuite, je ne sais pas ce qui s’est passé. Le train dans lequel il est arrivé gare de l’Est provenait d’Allemagne.

– Pouvez-vous me la lire ?

Je commence à réciter les mots que je connais par cœur :

– « Pourquoi ils tirent sur les morts ? Pourquoi ? Pour que jamais personne ne raconte ? Qu’on garde tous le silence même en dehors de ce monde ? Quand ça a été mon tour de recevoir une balle en pleine tête, quand j’ai senti le froid du canon sur ma tempe, il y a eu des cris à l’extérieur. Plus de canon sur ma tempe. Les hommes ont tiré en direction du ciel. Ils m’ont oublié, ils ont oublié ma vie à prendre. Elle vient de toi. C’est l’enfant avant notre enfant. »

– De quoi parle-t-il ?

– De Buchenwald, de l’exécution, de la mouette.

– Quelle mouette ?

– Hélène a toujours pensé qu’une mouette la protégeait depuis son enfance. Et qu’elle a protégé Lucien pendant sa déportation.

– Continuez à lire, je vous en prie.

Je reprends :

– « Que reste-t-il de l’homme qui portait des costumes en flanelle. Me reconnaîtras-tu ?

» J’ai peur.

» Bouger d’abord un doigt. Tout doucement. Puis la main comme si un piano.

» C’est pour faire du bruit dans ma tête.

» J’écris pour me souvenir d’un souvenir. Celui où l’on avait accroché “Fermé pour congés” sur la porte du café. Mais nous ne sommes jamais partis. Nos vacances inventées dans la chambre du dessus, les volets fermés. Toi, tu avais fait le nécessaire pour les provisions et moi, la valise bleue. Je l’ai posée sur le sol de notre chambre. La Méditerranée sur le parquet. Une flaque bleue remplie de romans que je t’ai lus. Je me souviens surtout de ceux d’Irène Némirovsky. Parfois tu te penchais par la fenêtre comme par le hublot d’un bateau, pour me parler du village et des gens qui s’ennuyaient sans nous. Et moi, je te parlais de ton ventre salé comme celui des oursins. »

Je lève les yeux. Pour la première fois, je m’accroche à son bleu quelques secondes. Au fur et à mesure que je récite les mots de Lucien, je sens que j’ai moins peur du regard de Roman :

– « Tu ne m’as jamais dit je t’aime mais moi je t’aime pour nous.

» Mon amour, la première fois que je t’ai embrassée j’ai senti un battement d’ailes contre ma bouche. J’ai d’abord cru qu’un oiseau se débattait sous tes lèvres, que ton baiser ne voulait pas du mien. Mais quand ta langue est venue chercher la mienne, l’oiseau s’est mis à jouer avec nos souffles, c’était comme si on se le renvoyait de l’un à l’autre. »

Je n’arrive plus à prononcer un mot. J’enroule à nouveau les papiers dans l’élastique à cheveux. Il me demande si c’est fini, je réponds que oui. Je range les papiers dans le tiroir de la table de nuit.

– C’est une légende, cette histoire de mouette ?

– La légende d’Hélène. Elle dit que chaque être humain est rattaché à un oiseau pendant son passage sur terre. Qu’il nous protège.

Il se penche vers sa grand-mère et l’embrasse.

– Pourquoi est-ce que vous ne portez pas votre blouse aujourd’hui ? me demande-t-il dans un souffle, sans me regarder.

– Je suis en vacances.

– Et vous venez quand même ici ?

– Je suis venue dire au revoir à Hélène avant de partir.

– Vous allez où ?

– En Suède.

– Il ne fait presque pas jour en cette saison… Enfin, ce que je veux dire, c’est qu’il fait presque tout le temps nuit.

Il sourit parce qu’il mélange les mots.

Je le regarde à mon tour, je ne peux pas lui dire que seule la Suède pourra m’éclairer, même en plein mois de décembre.

* * *

– Allô.

– Tu peux m’emmener à l’aéroport ?

– Bien sûr. Quel jour ?

– Maintenant.

– Tu vas où ?

– À Stockholm.

– Tu vas voir les grands-parents de Jules ?

– Oui. Comment tu sais ?

– Comment je sais quoi ?

– Comment tu sais que les grands-parents de Jules sont suédois ?

– Tu me l’as dit.

– Tu te souviens de tout ce que je te dis ?

– Oui. Enfin, je crois.

– Et je te dis beaucoup de choses ?

– Les jours où je ne t’agace pas, oui.

Devant le terminal 2 de l’aéroport Saint-Exupéry, Je-ne-me-rappelle-plus-comment m’embrasse dans les cheveux avant de partir.

On n’embrasse jamais un plan cul dans les cheveux. Il me touche et me regarde comme si nous étions « ensemble ». En fait, je ne sais plus trop ce que nous sommes l’un pour l’autre.

Je n’ai pas de valise, juste un petit sac contenant des affaires pour deux jours. Dans le hall, mon vol pour Stockholm est affiché, embarquement porte 2. Terminal 2, porte 2. Jules est né un 22. Pour moi, c’est un signe positif.

Entre Milly et l’aéroport, Je-ne-me-rappelle-plus-comment ne m’a pas posé de questions.

Il a mis la radio, a cherché des chansons au hasard, en me disant que c’était son tirage au sort préféré. Il portait un pull-over moutarde qui n’allait pas du tout avec son pantalon. De toute façon, la couleur moutarde devrait être interdite par la loi.

Je-ne-me-rappelle-plus-comment n’est jamais bien coordonné, mais il a deux belles fossettes qui creusent ses joues quand il sourit comme pour rattraper ses fautes de goût.

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