19

– Comment ça va aujourd’hui, monsieur Girardot ?

– Ma femme est morte.

– Ça fait longtemps maintenant.

– Vous savez, quand on a perdu la personne qu’on aimait le plus au monde, on la perd tous les jours.


– Comment ça va aujourd’hui, monsieur Duclos ?

– Ta gueule connasse.

– Ben dites donc, vous y allez fort ce matin.

– Comment voulez-vous que ça aille ?

– Comme une fin d’été.

– Pov’ conne.

– Ça m’arrive, oui. Allez, on se lève.

– Mais qu’est-ce que vous foutez ?

– Il faut qu’on fasse votre toilette, monsieur Duclos.

– Allez vous faire foutre.

– Ah, ça ne me déplairait pas.

– Espèce d’enculée.

– Entendu, je vais voir si c’est possible.


– Comment ça va aujourd’hui, madame Bertrand ?

– Annie vient de mourir.

– Ah. Qui est Annie ?

– C’était ma copine. Quand elle arrivait chez moi, elle disait, Sers-moi une p’tite bière. Vous croyez qu’y a un bistrot chez le bon Dieu ?

– Si y a un paradis, y a forcément un bistrot.


– Comment ça va aujourd’hui, mademoiselle Adèle ?

– Bien. Ma petite-fille va m’apporter des beignets.

– Vous en avez de la chance d’avoir une petite-fille qui vient vous voir presque tous les jours.

– Je sais.


– Comment ça va aujourd’hui, monsieur Mouron ?

– Mes douleurs aux jambes… J’ai pas fermé l’œil de la nuit.

– Je vais demander au docteur de passer dans la matinée, d’accord ?

– Si vous voulez.

– On vous allume la télé ?

– Non. Y a que des trucs pour les bonnes femmes le matin.


– Comment ça va aujourd’hui, madame Minger ?

– On m’a volé mes lunettes.

– Ah bon ? Vous avez cherché partout ?

– Partout. Je suis sûre que c’est la mère Houdenot qu’a fait le coup.

– Madame Houdenot ? Pourquoi elle vous aurait volé vos lunettes ?

– Pour m’emmerder, tiens.


– Comment ça va aujourd’hui, monsieur Teurquetil ?

– Je suis où ?

– Dans votre chambre.

– Ah non. Ici c’est pas ma chambre.

– Si, c’est votre chambre, on va vous faire votre toilette et si vous voulez, on vous emmènera faire un tour en bas.

– Vous êtes sûre que c’est ma chambre ici ?

– Oui. Regardez les photos sur les murs, là. Ce sont vos enfants, et vos petits-enfants.

– Et maman, elle est où, maman ?

– Elle se repose.

– Mon père est avec elle ?

– Oui. Il se repose avec elle.

– Ils vont venir me voir cet après-midi ?

– Peut-être, mais s’ils sont trop fatigués, ils viendront demain.


– Bonjour, madame Saban. J’enlève le fromage et le jambon que vous avez cachés dans votre placard. Vous pourriez vous empoisonner et puis ça cocotte.

– C’est à cause des Allemands, ils réquisitionnent tout.

– Ne vous inquiétez pas, madame Saban, les Allemands sont rentrés chez eux depuis longtemps.

– Vous en êtes sûre ? Parce que moi, je les ai vus hier soir.

– Ah bon, où ça ?

– Dans la salle de bains.


– Bonjour, madame Hesme, les nouvelles sont bonnes ?

– Oh non, ma pauvre petite, je voudrais tellement pouvoir prendre la place de ces enfants.

– Quels enfants ?

– C’est pas normal que des vieux comme nous soient encore là, alors que des enfants meurent chaque mois dans le Journal de Saône-et-Loire.

– C’est la vie, c’est comme ça.

– Le bon Dieu ferait mieux de venir faire son marché ici, chez les vieux, on ne sert plus à rien.


– Comment ça va, ma belle Hélène ?

– Quand Lucien m’a vue prier dans l’église, le jour du mariage d’Angèle, il m’a demandé pourquoi je suppliais des cierges de m’apprendre à lire. Il avait l’air d’un gamin. Je l’ai pris pour un enfant de chœur. Il était beau. Il était beaucoup plus grand que moi. J’ai dû lever la tête pour le voir. Au début, il ne m’a pas regardée dans les yeux, il parlait à mes mains. Quand il a fini par poser ses yeux dans les miens, j’ai reconnu le bleu de Prusse d’un de mes fils à coudre. Un bleu que je n’utilisais presque jamais. Il m’a regardée comme on regarde une menteuse ou une folle. Alors j’ai pris un missel posé sur un banc et je l’ai ouvert au hasard, j’ai commencé à en lire un extrait pour qu’il entende ce que je voyais. Je devais lire : Et voici quelle est la volonté de Dieu. Et j’ai lu : Voietcillequestlalonvoldetédieu.

» Il a refermé la bible et il m’a dit : Je ne suis pas le bon Dieu, mais je peux t’apprendre à lire avec les doigts. Il m’a tutoyée comme si on se connaissait. J’ai pensé à mes doigts de fée, à ce que venait de me dire Angèle. En l’espace d’une heure, deux personnes me parlaient de mes doigts. Cela faisait longtemps que je n’avais pas discuté avec quelqu’un de mon âge. Je veux dire, quelqu’un qui me parlait d’autre chose que de doublure ou de passementerie. En perdant l’école, j’avais aussi perdu la jeunesse des autres.

» On est allés s’asseoir tous les deux sur un banc, face à l’autel. Il a ouvert le livre qu’il tenait entre les mains, il n’y avait rien d’écrit dessus, mais il a dit que c’étaient Les Misérables de Victor Hugo. Ce livre qu’il m’a tendu ne ressemblait pas à ceux qu’on m’avait donnés à l’école. Je pouvais le regarder sans paniquer, les pages étaient blanches.

Lucien a pris ma main et me les a fait caresser. On aurait dit une peau de bébé recouverte de petits boutons durs. Ensuite, il a pris mon index et l’a posé sur un point précis. Il a dit : Tu sens le a ? Puis il l’a posé sur un m, j’ai senti trois boutons sous la pulpe de mon doigt. Il m’a fait toucher un o. Puis un u. Il a tourné plusieurs pages avant de me faire toucher le r. Et il a recommencé. Et mes doigts n’ont pas mélangé les lettres. Pour la première fois de ma vie, j’ai compris ce que j’étais en train de lire. Je tenais enfin mon miracle.

» Trois jours après, Lucien est venu à l’atelier de mes parents. Il se tenait devant le miroir sur pied. Ses yeux avaient viré au bleu ciel et il avait mis de la brillantine dans ses cheveux noirs. Une mèche rebelle lui barrait le front. Elle faisait comme une virgule entre ses sourcils. Quand il m’a vue, il m’a souri, et moi aussi, je lui ai souri. Il avait la grâce des gens timides qui font semblant de ne pas l’être.

» Ses lèvres épaisses m’ont commandé un costume en flanelle. Normalement, je ne faisais pas les costumes pour hommes, c’est mon père qui s’en occupait. Mais j’ai insisté. Et ma mère ne s’est pas fait prier. Elle a compris que ce beau jeune homme était là à cause de moi. C’était inespéré que sa fille analphabète et mal coiffée soit courtisée.

» Mon père lui a tout de même demandé un acompte parce que Lucien avait vraiment l’air d’un gamin. Il a sorti trois billets de banque froissés de sa poche.

» Je lui ai montré des modèles de costumes sur une brochure de patrons. Pendant qu’il touchait les différents tissus, il m’a chuchoté que si j’acceptais de dormir avec lui, il ne pourrait jamais tomber malade de cécité, que devenir aveugle lui deviendrait impossible. Il m’a dit que depuis dimanche, il n’avait fait que penser à moi. Et j’ai répondu que moi, depuis dimanche, je n’avais fait que penser aux Misérables de Victor Hugo. Que j’étais allée voir mon ancien maître, monsieur Tribout, pour lui demander si ce livre existait vraiment.

» Lucien a choisi une flanelle bleu marine.

» Je lui ai demandé s’il allait m’épouser, il m’a répondu que non, que ça portait malheur de se marier dans sa famille. J’ai répondu, D’accord pour dormir avec toi, mais en échange, tu m’apprends à lire avec les doigts.

» Les filles qui dormaient avec les garçons en dehors du mariage s’appelaient des putains, mais moi, je m’en fichais d’être une putain si je savais lire. Ces choses de la vie, en 1933 on n’en parlait pas. On voyait nos règles arriver, on croyait que ça venait du trou par lequel on faisait pipi, on voyait les femmes se marier, leur ventre s’arrondir, mais on ne savait pas ce qui se passait dans la chambre des parents. À l’école, il y avait toujours une plus grande pour raconter aux petites comment on embrasse un garçon avec la langue, mais moi, je n’allais plus à l’école. Quand j’ai rencontré Lucien, je pensais que je finirais « vieille fille ». C’est ainsi que l’on baptisait les dames de Clermain qui ne s’étaient jamais mariées. J’étais convaincue que les « vieilles filles » étaient comme moi, qu’elles ne savaient pas lire.

» Je lui ai fait enlever ses chaussures et je l’ai mis contre un mur pour qu’il se tienne droit. J’ai attrapé mon mètre ruban pour prendre ses mensurations. J’ai commencé par son tour de poignet, puis la longueur de ses bras, la largeur de ses épaules, son dos, sa nuque, sa profondeur d’emmanchure, sa hauteur taille-genou, sa hauteur taille-sol, de la base du cou jusqu’à la pointe de ses épaules, son tour de hanches, la longueur de ses jambes, de son entrejambe, son tour de cuisse et de mollet. Ça a duré longtemps. J’inventais même des mesures dont je n’aurais jamais besoin pour faire son costume, j’avais trop peur qu’il change d’avis et qu’il ne m’apprenne pas à lire. J’étais perchée sur un petit tabouret. Il fermait les yeux. Il ne voulait pas, à ce moment précis, que je sache de quelle couleur ils étaient. Je le sentais trembler sous mes mains. J’avais pris des mesures toute ma vie et pourtant, il m’a semblé, ce mercredi-là, que je le faisais pour la première fois. 181, 40, 80, 97, 81, 36, 13, je me souviens de lui comme d’un poème.

» Des années après, il m’a avoué que ce jour-là, le jour des mesures, il a eu le sentiment d’avoir perdu sa virginité contre mon mètre ruban.

» Je n’ai pas osé lui demander “de quel côté il portait”. C’est la question que posait tout tailleur à un homme pour ajuster la couture de l’entrejambe du pantalon. J’ai imaginé qu’il “portait” à gauche.

» Le dimanche suivant, je l’ai retrouvé à l’église de Clermain. Il m’avait donné rendez-vous à 16 heures, l’heure à laquelle il n’y aurait personne. Avec son père organiste, Lucien connaissait tout des églises de la région, même les heures de fréquentation de chacune d’elles. Il avait raison, quand j’ai poussé la porte, il n’y avait personne à part lui.

» Il m’attendait depuis des heures sur le même banc que la dernière fois. Celui où nous nous étions assis pour lire dans le missel. Ses mains étaient glacées. Il a pris les miennes et m’a offert l’alphabet en braille sur un morceau de bois. J’ai tout de suite reconnu le a. C’est le plus beau cadeau qu’on m’ait jamais fait. Je l’ai embrassé. Je n’avais jamais embrassé un garçon. Il m’a dit, Je veux te toucher. Je t’en supplie, laisse-moi te toucher. J’ai dégrafé ma robe. Oui, je l’ai dégrafée. C’était une robe blanche qui avait appartenu à maman et que j’avais resserrée à la taille. Il m’a regardée longtemps. Il m’a regardée comme si j’étais une vue imprenable. Le froid, dans l’église, m’a fait durcir. Mais je sais qu’il m’a tout de même trouvée douce. J’ai pris sa main et je l’ai posée sur moi. Puis je l’ai emmenée partout, doucement, longtemps, jusqu’à ma bouche.


– Comment ça va aujourd’hui, madame Lopez ?

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