L’automne approche. Ce matin, je suis passée au cimetière avant d’aller au travail. J’aime y aller depuis que je n’y suis plus obligée.
Les feuilles mortes recouvraient les dates sur la tombe. Un jour, je serai plus vieille que mes parents. Eux, ils auront toujours trente ans. Je me demande ce que je ferai quand j’aurai trente ans. Est-ce que je serai mariée ? Est-ce que j’aurai des enfants ? Est-ce que Jules aura une bonne situation ? Est-ce que je serai allée sur l’île de Muravera ? Est-ce qu’Hélène sera toujours là ? Est-ce que j’aurai rencontré mon Lucien à moi ? Est-ce que mémé récurera toujours son salon deux fois par jour en écoutant la radio ?
Je n’aimerais pas savoir. Parfois, Jo me propose une consultation de voyance, elle dit que c’est pour rigoler mais moi je lui réponds toujours que l’avenir, c’est pas pour rigoler. Surtout quand on a vingt et un ans.
Je ne vais jamais aux enterrements des résidents. Je m’occupe d’eux pendant la vie, mais je m’arrête sur le pas de la porte quand ils passent de « l’autre côté ».
Tout à l’heure, Rose est venue avec Roman. C’est la première fois qu’ils viennent ensemble.
En surface, Hélène n’a pas bougé, pas ouvert les yeux, pas dit un mot.
Roman est venu me demander un deuxième vase pour les hortensias de Rose parce que l’autre était occupé par les roses blanches qu’il avait apportées.
Dans l’office, j’ai trouvé un de nos vases trop moches qui doivent avoir mon âge. Il a murmuré :
– Vous avez commencé à écrire ?
– Oui.
Mon « oui » l’a fait sourire. Je n’ai vu que de la douceur sur ses lèvres.
Je lui ai tendu le vase en me disant que le bleu de ses yeux ferait un beau bouquet. Même dans un vase aussi moche. Je sais que je radote mais je jure que je ne peux pas faire autrement.
– Merci.
Je ne l’ai pas revu depuis.
Cet après-midi, Je-ne-me-rappelle-plus-comment m’a téléphoné deux fois. La première fois, je n’ai pas répondu, la seconde fois, non plus. J’ai dormi chez lui la nuit dernière.
Avec lui, je continue à passer du coq à l’âne. Du froid au chaud. L’espace d’un instant, j’ai envie de l’embrasser et trois secondes après, quand il me colle trop ou qu’il enfile un pull à col roulé immonde, tous les prétextes sont bons pour le jeter par la fenêtre.
J’ai toujours été comme ça. Je rêve d’amour, mais dès qu’on me l’offre, ça m’horripile. Je deviens méchante et odieuse. Je-ne-me-rappelle-plus-comment est très tendre et je ne sais pas si c’est parce que la vie ne m’a pas fait de cadeaux, mais je crois que j’ai besoin d’un amoureux qui gratte comme du papier de verre dans les encoignures.
Ce soir, je suis de garde.
J’ai la nostalgie, la nostalgie de ce que je n’ai pas encore vécu.