Il pleut ce matin. Hélène a les yeux gonflés par le chagrin. Il fait froid. Elle couvre ses épaules avec son châle. Met du bois dans le poêle.
Elle ouvre la porte du café à 6 h 30. Elle regarde l’inscription « À vendre ». La peinture s’abîme et toujours personne pour acheter. Elle jette un coup d’œil machinal en direction du ciel. Elle n’attend plus Lucien mais sa mouette.
Comme chaque matin, Baudelaire est le premier client. Avec les années, il s’est voûté. Il avance en regardant le sol, récitant inlassablement ses poèmes comme s’il les lisait par terre.
À 7 heures, les ouvriers de l’usine de textile viennent boire un café. Ils sont silencieux. Les mêmes reviennent à la pause, bavards, à midi pile.
À 8 heures, ils sont tous rentrés.
Vers 9 heures, arrivent les retraités, ceux qui jouent aux cartes près du poêle et qui repartent vers 11 h 30, juste avant que la première équipe d’hommes – celle qui fait 4 heures-midi – ne débarque.
Hélène allume le grand transistor qui se trouve près du percolateur sur lequel sourit Janet Gaynor. Elle cherche Louve machinalement, se rappelle qu’elle est morte hier soir, juste après la fermeture, comme si elle avait attendu pour ne pas déranger. Hélène se cogne contre sa gamelle d’eau, la jette. Elle a le sentiment d’avoir perdu une petite sœur silencieuse. Elle a mal.
Elle entend le train de 10 heures entrer en gare. La gare n’est qu’à cinq minutes à pied en marchant doucement. Les voyageurs sont les seuls clients qui ne soient pas des habitués. Il leur arrive d’entrer au café pour se réchauffer en attendant une correspondance. Ce matin, ils sont cinq.
Ils entrent en même temps que Claude. Claude s’approche d’Hélène et lui demande si ça va. Elle lui fait signe que oui, que ça ira. C’est lui qui a enterré Louve la nuit dernière. Maintenant que le petit Claude est arrivé, elle va pouvoir reprendre sa place derrière la machine à coudre dans la remise.
À midi, elle revient l’aider. C’est l’heure où il y a le plus d’hommes. Ils se croisent comme sur les quais d’une gare. Il y a ceux qui s’apprêtent à pointer et ceux qui rentrent chez eux. Les retraités qui partent déjeuner, les agriculteurs, les maçons et les livreurs qui font une pause.
Après leur départ, Hélène a l’habitude d’ouvrir grandes les portes pour aérer. L’odeur du tabac froid lui rappelle le jour où les Allemands ont tué Simon et emmené Lucien.
Simon, le doux parrain de Lucien. Celui derrière lequel se cache Lucien. Pourquoi Lucien se fait-il appeler Simon ?
Hélène a gardé son violon, son chapeau et ses partitions au cas où quelqu’un viendrait les lui demander. Ils sont rangés sur une étagère dans ce qui lui sert d’atelier. Parfois, elle essaie de jouer quelques notes, de faire grincer l’archet sur les cordes. Les sons qu’elle en tire ressemblent à des cris de bête prise au piège.
Elle repense souvent au sourire de Simon. Et aux inscriptions sur son front, aussi, mais moins. Ce qu’elle veut garder de lui est son sourire. Elle n’a jamais su où Simon avait été enterré le jour de son exécution. On lui a tout dit et n’importe quoi : derrière l’église, dans un pré où de nombreux ossements humains ont été découverts en 1949, vers le QG allemand de l’époque, là où elle s’est rendue à vélo, dans un fossé sur une route en contrebas de Milly où, paraît-il, les officiers allemands recouvraient les cadavres de chaux aérienne avant de les enterrer. Elle aurait voulu le ramener en Pologne, parmi les siens.
Le train de 13 h 07 entre en gare. Il ne pleut plus et le soleil caresse la façade du café.
Alors qu’elle s’apprête à repartir dans la remise pour terminer la confection d’un veston compliqué, une cliente la retient dans le café – une histoire d’ourlet de pantalon, un mari qui a une jambe plus longue que l’autre. Grâce à sa couture, des femmes entrent de plus en plus souvent au café. Et pas que le dimanche. Et pas que des jeunes femmes. Les premières années, les femmes venaient le dimanche matin porter leurs retouches au café en sortant de la messe. Mais maintenant, elles viennent à toute heure et prennent le temps de s’asseoir pour boire un verre quand elles se retrouvent entre amies.
Claude installe les chaises sur la terrasse, il fait bon pour un mois d’octobre.
Hélène traverse la place pour raccompagner Baudelaire chez lui, il a mal à la tête. Elle n’aime pas qu’il rentre seul. Elle ouvre les volets, aère, nettoie sa cuisine, refait son lit, prépare du café.
Quand elle revient, elle la voit. D’abord, une ombre blanche. Elle sent son cœur s’emballer : sa mouette est posée sur le toit.
Hélène ne bouge plus.
Sur la place de l’Église, à quelques mètres de la porte du café, une petite fille lance un palet et sautille sur un pied dans une marelle imaginaire. Elle fredonne une chanson de Dalida, Bambino. « Je sais bien que tu l’adores, bambino, bambino, et qu’elle a de jolis yeux, bambino, bambino. »
L’enfant est trop jeune pour se rappeler les paroles mais elle connaît l’air. Elle invente.
Le soleil qui se reflète dans les vitres du bar empêche Hélène de voir les clients qui se trouvent à l’intérieur.
Elle tremble. Ses yeux vont de l’enfant à la tache blanche posée sur le toit.
« Il » est là. Il est revenu.
Hélène pose un pied devant l’autre jusqu’à ce qu’elle arrive sur le perron. Il lui semble qu’elle marche pour la première fois.
Est-il de passage ? A-t-il fait 800 kilomètres pour boire un verre ? Est-il venu lui demander des comptes ? Est-il revenu pour une heure, une semaine, pour toujours ?
Comme elle regrette de ne pas s’être faite belle ce matin et de porter cette robe un peu usée. Comme elle regrette d’avoir pleuré la mort de Louve toute la nuit et d’avoir les yeux cernés. Comme elle regrette d’avoir des idées aussi idiotes.
Elle enlève son tablier.
Cet instant, elle l’a imaginé de mille façons, le jour, la nuit, le soir, l’hiver, le midi, le dimanche ou l’été, mais jamais elle n’a imaginé qu’elle serait à l’extérieur du café, et lui à l’intérieur. Que ce serait elle qui pousserait la porte, et non pas lui. Elle a imaginé qu’elle courrait, qu’elle se jetterait dans ses bras, qu’il la ferait tournoyer dans les airs, que tout éclaterait : la splendeur et la joie. Pourquoi les choses arrivent-elles toujours quand on ne les attend plus ? Pourquoi tout est-il une question de moment ?
Elle entre dans le café. Le cherche du regard. Il est assis près de la fenêtre, les jambes croisées, comme un client dans son propre bistrot. Il porte un pull à col roulé noir et un pantalon noir. Il est habillé comme un veuf, alors qu’elle est là, bel et bien vivante. Il incline légèrement la tête pour regarder la petite fille qui joue à la marelle, Hélène remarque la valise bleue posée à ses pieds. Il fume. Lucien n’a jamais fumé. La lumière du soleil et les volutes de cigarette l’enveloppent d’un halo qui intensifie l’irréalité du moment. Il pose ses yeux bleus sur elle.
Edna n’a plus peur du portrait de Lucien Perrin depuis qu’elle a dit la vérité à Hélène Hel. Elle a quitté l’établissement scolaire pour réintégrer un hôpital. Retrouver ceux qui ont vraiment besoin d’elle.
Dans la chambre 1, un patient est en train de mourir, il ne passera sans doute pas la nuit. Il s’appelle Adrien Moulin, il est jeune, vingt-cinq ans le mois prochain. Edna appuie sur une pompe qui réinjecte de la morphine dans ses veines. Elle voit ses traits se détendre, imperceptiblement, ou peut-être n’est-ce que le fruit de son imagination. Elle trace un signe de croix sur son front.
Edna observe la mort s’installer en Adrien Moulin sans aucune pudeur, un peu comme ces touristes qui envahissent les plages du Finistère au mois d’août. Sa peau blanche et cireuse ne renvoie déjà plus la moindre étincelle de vie et ses clavicules sont tellement saillantes qu’on pourrait se couper rien qu’en les frôlant.
Edna en a vu, des hommes mourir. Et même ressusciter, comme le sien.
Tard dans la nuit, en rentrant chez elle, Edna prend place dans un fauteuil près du poêle. Elle n’a pas le courage de monter dormir dans sa chambre, près de cet homme et de la valise bleue rangée derrière la commode.
Elle attend qu’il soit 6 heures du matin avant de le rejoindre. Elle le regarde dormir, puis elle pose sa main sur son épaule. Il ouvre les yeux, ne la reconnaît pas tout de suite, trop occupé qu’il était avec Hélène dans son sommeil.
Edna lui dit, Suis-moi. Suis-moi comme tu m’as toujours suivie depuis la gare de l’Est.
Ce jour-là, au fur et à mesure que les clients sont entrés dans le café, ils ont dit, C’est lui, non ce n’est pas possible, je vous dis que c’est lui, non, et ceux qui ne l’avaient pas connu avant la guerre, questionnaient les anciens, C’est qui, lui ? Et ceux qui en avaient entendu parler disaient que son nom était gravé sur le monument aux morts, que c’était sans doute un imposteur.
Baudelaire est revenu au café, l’a observé, s’est assis à sa table et lui a récité « L’étranger » :
– Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?
– Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
– Tes amis ?
– Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu.
– Ta patrie ?
– J’ignore sous quelle latitude elle est située.
– La beauté ?
– Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.
– L’or ?
– Je le hais comme vous haïssez Dieu.
– Eh ! Qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
– J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages !