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– Les oiseaux ne meurent pas. Ou alors par accident.

Lucien regarde le ciel. Edna le regarde regarder le ciel. Elle demande :

– Qui t’a dit cela, Simon ?

– Les oiseaux se transmettent de génération en génération. Chaque homme est rattaché à un oiseau.

– Tu l’as lu dans un roman ?

– Non, regarde.

Il pointe le ciel du doigt. Edna a du mal à garder les yeux ouverts, aveuglée par la lumière d’un dimanche d’août.

– Que veux-tu me montrer ?

– Tu ne le vois pas ?

– Voir quoi ?

– Mon oiseau. Elle me suit partout.

– Elle ? Qui te suit partout ?

– Mon oiseau. C’est une fille… J’ai perdu la mémoire mais pas l’oiseau.

Edna ne voit rien dans le ciel. Pas même un nuage.

– Et d’où vient cet oiseau ?

– Je ne sais pas.

– S’il se transmet de génération en génération, il te vient sans doute de ton père ou de ta mère.

– Peut-être.

Il observe le ventre rond d’Edna. Il le touche du bout des doigts.

C’est Edna qui a fait le premier pas. C’est elle qui la première est entrée dans la chambre et s’est allongée près de lui. Tout s’est passé joliment, poliment, en silence, sans passion démesurée mais avec beaucoup de douceur. Lucien semblait heureux de bander, d’avoir du désir, de baiser une femme. Et il a souri pour la première fois depuis la gare de l’Est quand Edna lui a annoncé qu’elle était enceinte.

– C’est une fille.

– Comme ton oiseau ?

– Oui.

Edna l’embrasse.

– J’espère qu’elle aura tes yeux.

– Elle aura les yeux de mon oiseau.

– Ils sont de quelle couleur ?

– Je ne sais pas. Elle est trop loin.

Il repart dans ses pensées. Edna le regarde chercher dans sa mémoire. Mais c’est comme s’il fouillait à l’intérieur d’une pièce plongée dans l’obscurité.

Cela fait deux ans qu’il est descendu du train gare de l’Est et qu’il est entré dans sa vie. Deux ans qu’elle l’aime. Sans la guerre, elle sait que jamais un homme aussi beau n’aurait partagé son lit. Mais le partage-t-il vraiment ? Il semble toujours ailleurs. Là-bas peut-être, au café du père Louis.

L’hiver dernier, Edna est allée à l’adresse indiquée sur la lettre qui accompagnait le portrait de Lucien/Simon. Café du père Louis, place de l’Église à Milly. Elle n’y est pas allée pour parler de Lucien à l’expéditrice de la lettre. Surtout pas. D’ailleurs, cela fait bien longtemps qu’elle a brûlé le portrait et la lettre. Elle y est allée pour que le lieu lui parle de Lucien/Simon.

Elle est entrée dans le café à 10 heures du matin. Dehors, il faisait froid. À l’intérieur, un poêle à bois. Une pendule aux aiguilles cassées marquait 5 heures. Elle s’est assise dans un coin. Seuls deux hommes buvaient en silence, accoudés au comptoir. Les autres étaient sans doute au travail à cette heure-là. L’un des deux répétait toujours la même phrase, à propos d’un albatros, on aurait dit un poème.

Derrière le bar, le serveur lui a demandé ce qu’elle voulait boire. Edna n’a pas su quoi répondre tout de suite. Puis elle a dit : Quelque chose de chaud, s’il vous plaît. Quand elle a dit cela, les deux hommes accoudés au comptoir se sont tournés vers elle en même temps.

Une grosse chienne est apparue et s’est approchée d’elle, mais pas trop. Il lui a semblé qu’elle la flairait de loin. Edna a eu peur qu’elle reconnaisse l’odeur de Lucien/ Simon sur elle. Dans la panique, elle a demandé à propos de la chienne : Elle a quel âge ?

Le serveur a eu l’air surpris par cette question. Puis il a répondu qu’il ne savait pas exactement, que la patronne l’avait trouvée vers la fin de la guerre au bord d’une route.

La fin de la guerre. L’animal n’avait pas croisé Lucien/Simon. Edna s’est sentie soulagée. Au même instant, la chienne a disparu derrière le bar.

Le jeune serveur lui a apporté un bouillon de légumes brûlant en boitant. Sans doute une blessure de guerre.

Elle l’a bu à petites gorgées, en soufflant dessus de temps en temps. C’était bon.

« La patronne », avait dit le jeune serveur, et pas « le patron ». Hélène Hel était sans doute la propriétaire du lieu.

Vers 10 h 30, une femme est entrée, un pantalon à la main. Elle a salué les deux hommes qui buvaient, accoudés au bar, puis s’est dirigée derrière le comptoir, à côté du serveur. Le serveur lui a cédé la place.

Le cœur d’Edna s’est mis à battre, ses mains à trembler, heureusement qu’elle était assise.

Alors c’était elle Hélène Hel, une femme qui parlait fort avec les deux hommes accoudés au comptoir. Une petite femme corpulente et sans grâce. Une comme on en croise partout. Une que l’on ne remarque pas, comme elle. Lucien était passé d’une femme banale à une femme banale.

Le serveur est réapparu. Suivi par quelqu’un. Et par la chienne.

Quelqu’un qui a ouvert une porte située derrière le bar, une porte recouverte de miroirs entre deux étagères soutenant des verres et des bouteilles.

En voyant ce quelqu’un, les mains d’Edna se sont remises à trembler. Elle s’est violemment pincé les bras pour reprendre ses esprits. Mais rien n’y a fait. Pourtant, Edna en avait vu d’autres. Son cœur était bien accroché. Des mains d’hommes amputés, gangrenés, agonisants, elle en avait tenu. Et elle n’avait jamais tremblé.

Jusqu’à ce qu’elle rencontre Lucien/Simon.

Depuis la gare de l’Est tout en elle avait déserté : l’assurance, l’orgueil, la froideur, l’autorité, le calme, l’intégrité, la foi. Depuis « lui », Edna était devenue vicieuse, menteuse, tricheuse, voleuse, sensible. Elle pouvait passer du rire aux larmes en quelques secondes, volait de la morphine à l’infirmerie pour se faire des injections, oubliait, rêvait, rougissait, transpirait, aimait, ne pensait plus qu’au lit où elle le retrouverait le soir. Et ce matin-là, au café du père Louis, lorsqu’elle avait découvert la silhouette de quelqu’un, elle avait appris la jalousie. Cette pieuvre dont les tentacules acides pouvaient aller très loin dans les entrailles et réapparaître sous forme de cauchemars où Lucien/Simon chevauchait toutes sortes de femmes jusqu’à ce qu’il se retrouve dans les bras de quelqu’un.

Le serveur, quelqu’un et le chien se sont dirigés vers la femme qui se tenait derrière le comptoir. Quelqu’un a ramené ses cheveux en arrière, Edna n’a remarqué que ses mains, fines. Puis ses cheveux longs ramenés en chignon, sa nuque, sa peau, sa grande bouche, son profil parfait.

Quelqu’un a regardé le pantalon que l’autre femme lui tendait, puis elle l’a pris dans ses mains. Ensuite, elle a levé la tête et a posé ses yeux clairs dans ceux d’Edna. Un regard bleu. Comme une caresse qui ne dure pas. Son regard ne faisait qu’effleurer les choses sans jamais les pénétrer. Comme le regard de Lucien.

À cet instant, beaucoup d’hommes sont entrés en même temps dans le café. C’était la pause à l’usine. D’un coup, ça s’est mis à sentir le tabac. La femme qui n’était pas Hélène Hel est sortie du café.

La femme qui était Hélène Hel est repartie dans la pièce dissimulée derrière le bar, suivie par le gros chien, pour déposer le pantalon. Puis elle est revenue tout de suite pour aider le jeune boiteux à servir les clients.

Pendant quinze minutes, Edna a entendu, Comment allez-vous, Hélène ? Et elle de répondre : Bien.

Personne n’a fait allusion à Lucien/Simon. Pourtant, derrière chacun des « Bien » d’Hélène, Edna a entendu l’absence de Lucien. Et cette façon qu’avaient les hommes de la regarder remplir les verres. Aucun d’eux n’avait jamais regardé leur propre femme de cette façon. Edna l’aurait juré. Avant Lucien/Simon, elle ne remarquait jamais ces choses-là.

Une heure plus tard, Edna a pris un train. En gare de Vernon, elle est tombée. Elle n’a pas trébuché, elle a perdu connaissance. Trop émotive.

Des voyageurs se sont précipités vers elle. Parmi eux, un médecin. Edna lui a dit de ne pas s’inquiéter, qu’elle était infirmière. Le médecin lui a dit qu’elle était infirmière et enceinte.

Dieu lui avait donc pardonné d’être devenue cette femme-là.

Un enfant.

Il fallait oublier. Il fallait faire le vide. Ne jamais avoir bu ce bouillon de légumes, ne pas avoir entendu un homme réciter des poèmes, ne pas avoir eu peur d’un chien, ne pas avoir vu une femme aux yeux clairs qui se vidaient tandis qu’ils fixaient les verres qui se remplissaient.

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