Annette est née à Stockholm en 1965. Jules a gardé son passeport. Sur la photo, elle ressemble à la chanteuse blonde du groupe ABBA, Agnetha. C’est sûrement pour cette raison que ma mère, qui s’appelait Sandrine, l’a choisie comme correspondante au collège en 1977. Ma mère avait pris l’option suédois parce qu’elle était fan du groupe. Ce qui peut paraître étrange puisqu’ils chantaient en anglais. Quant à Annette, elle voulait une correspondante française, parce que c’est en France qu’il y a la plus grande surface de vitraux (90 000 m2) et qu’elle voulait devenir maître verrier.
Jules a gardé toute leur correspondance. Elles se sont écrit en anglais pendant sept ans. Au début, elles se racontaient comment était leur chambre, ce qu’elles aimaient manger, faire, combien d’enfants elles auraient plus tard, décrivaient leur chat et leur poisson rouge. À chaque voyage, elles s’envoyaient des cartes postales.
Normalement, elles auraient dû arrêter de correspondre assez vite parce que, au collège, on a autre chose à faire que d’écrire des lettres en anglais à une fille qu’on ne connaît pas. Mais elles n’ont pas été normales. Elles ont commencé leur correspondance en 1977 et se sont rencontrées en 1980. Ensuite, elles se sont revues chaque année. Jusqu’à ce qu’elles meurent ensemble.
Avec les années, les lettres deviennent de plus en plus personnelles. Elles y parlent de leur famille, de leurs amours, leurs joies, leurs déceptions, leurs envies. Elles s’envoient des photographies, la plupart sont des Polaroïds, que Jules et moi-même avons partagées. Il y en a même certaines qu’on a découpées en deux pour avoir la partie qui nous intéressait.
Grâce à Annette, j’ai appris des choses sur ma mère que personne n’aurait pu me raconter. Comme son enfance passée dans la loge d’un immeuble de la rue du Faubourg-Saint-Denis où sa mère était concierge. Elle n’a jamais connu son père. Dans ses lettres, elle raconte la vie dans l’immeuble, les locataires, les propriétaires, l’espace exigu où elle dansait en écoutant ABBA, Gimme ! Gimme ! Gimme !, le Michael Zager Band, Let’s All Chant, les Korgies, Everybody’s Got to Learn Sometimes, Visage, Fade to Grey.
Ma mère a toujours adoré la musique, toutes les musiques. Quand elle a rencontré mon père qui projetait de devenir disquaire, c’est normal qu’elle soit tombée amoureuse de lui.
Elle faisait partie d’une troupe de théâtre appelée Plume Paradis. Je pense qu’elle était drôle et d’une nature joyeuse parce que sur les photos, elle se marre toujours un peu plus que les autres. Elle était brune, les cheveux mi-longs, petite, un peu boulotte, avec un sourire d’actrice de cinéma américaine.
En 1983, l’année de leurs dix-huit ans, Annette et Sandrine sont parties camper dans la région de Cassis. Elles ont planté leur tente dans un camping situé près d’une calanque à vingt minutes du port. Elles nageaient toute la journée et dévoraient des beignets aux pommes.
Jules a un petit journal appartenant à Annette dans lequel elle a écrit plein de phrases en suédois qu’on a traduites grâce à Internet. Ça fait des phrases comme :
– La lumière est blanche.
– C’est comme si quelqu’un avait frotté les maisons à l’eau de Javel – il n’y a jamais de flaques.
– Ça sent bon.
– On sèche sans serviette.
– Il y a du sucre sur les beignets.
– Les insectes chantent.
– J’avais jamais attrapé de coups de soleil, c’est comme une gifle qui dure longtemps.
Six jours plus tard, en achetant une glace sur le port, elles rencontrent Alain et Christian Neige.
Sur le journal d’Annette, on peut lire :
– J’ai tout de suite fait la différence entre les deux garçons, il y en a un qui me regarde tout le temps et l’autre pas.
– Ils repartent demain.
– Ils repartent après-demain.
– Ils repartent la semaine prochaine.
– Ils restent avec nous jusqu’à la fin des vacances.
L’année suivante, Sandrine et Annette ont retrouvé Christian et Alain à Lyon pour passer l’été avec eux. À la gare de Lyon-Perrache, les jumeaux les attendaient avec une 2CV verte décapotable. Ce qui les a fait beaucoup rire.
Ils s’étaient revus depuis Cassis, mais pas ensemble.
Alain était allé deux fois à Stockholm, dans la famille d’Annette. Christian, rue du Faubourg-Saint-Denis, de nombreuses fois.
Après sa deuxième visite à Stockholm, Alain avait demandé la main d’Annette, ce qu’elle avait trouvé très romantique mais un tantinet précipité. Et puis, elle n’avait que dix-neuf ans.
De toute façon, Annette avait choisi de faire ses études de vitrailliste en France. Elle avait trouvé un maître d’apprentissage dans la région de Mâcon. Ce n’était qu’à 100 kilomètres de Lyon. Alors, Sandrine avait décidé elle aussi de partir s’installer à Lyon avec Christian. Ils n’auraient qu’à se trouver un appartement pour quatre.
Les jumeaux, tous les deux en fac de musicologie à Lyon, s’étaient mis en tête de devenir disquaires et compositeurs. Christian dénicherait les disques rares et Alain composerait des morceaux en plus de leur activité.
Depuis Lyon, ils ont mis trois jours pour remonter vers Milly à bord de leur 2CV, alors qu’à peine 170 kilomètres séparent la grande ville du village. À chaque fois qu’elle apercevait une église, Annette criait : STOP !
Pendant qu’Annette observait chaque vitrail et le prenait en photo, les trois autres buvaient des coups en terrasse.
Des dizaines d’églises plus tard, quand la voiture s’est enfin garée devant le portail, on était au mois de juillet, le 14 exactement. Des gamins jouaient avec des pétards sur les trottoirs.
À la radio, le tube de Bronski Beat Smalltown Boy passait en boucle.
Le père de mon voisin magicien m’a raconté qu’ils étaient beaux à voir. Mais que le plus beau, c’étaient les cheveux blonds d’Annette. Et son visage aussi. Il n’avait jamais vu une aussi jolie fille en vrai. Pour lui, ça n’avait toujours été réservé qu’à ses magazines de télévision. Quand j’étais petite, ce même voisin m’a dit, Elle était bien roulée, ta tante. Je ne savais pas ce que ça signifiait « bien roulée ». J’ai pensé au gâteau que fait mémé. Qu’il voulait dire que ma tante ressemblait à un roulé à la fraise.
Ils sont donc descendus de la 2CV tous les quatre en chantant : Run away, turn away, run away, turn away, run away en imitant la voix de Jimmy Somerville. Puis ils ont embrassé mémé. Enfin, pas exactement. Les jumeaux ont embrassé mémé et mémé a serré la main de Sandrine et Annette. Ensuite, ils se sont installés tous les quatre sous la tonnelle (c’est comme ça qu’on l’appelle : quatre bouts de bois et des canisses en osier accrochés dessus).
Sur la table en fonte, mémé a posé une bouteille de porto, des glaçons et six verres. Elle a dit qu’Armand n’allait pas tarder à rentrer.
Ce jour-là, mémé avait fait un couscous de la mer. Ce n’est pas un plat que l’on fait un 14 Juillet, mais les jumeaux avaient insisté.