Hélène a jeté des cailloux sur la mouette pour qu’elle parte, qu’elle rejoigne Lucien, mais elle n’a pas bougé. La mouette était à elle. Elle ne partirait plus.
Elle a fini de coudre les vêtements que Lucien porterait dans l’au-delà. Des vêtements d’été en lin blanc. Un pantalon à pinces et une chemise à manches courtes avec une poche pour y glisser un paquet de gitanes et son carnet de baptême. Elle a choisi ses chaussures préférées, ses sandales en cuir brun.
Hélène a tourné la clé du café dans la serrure et l’a tendue au petit Claude en lui disant : Je te vends notre café pour un franc symbolique. Fais préparer tous les papiers chez le notaire, je les signerai à mon retour, de toute façon, comme je ne pourrai pas les lire, c’est toi qui t’en chargeras.
Pour la première fois en trente ans, elle a pris l’argent qu’elle avait économisé dans une boîte. L’argent de sa couture, environ 20 000 francs.
Puis elle s’est préparée. Elle ne voulait surtout pas porter une robe d’enterrement. Elle voulait faire la fête à Lucien. Elle a mis sa plus belle toilette, une robe blanche en soie doublée d’organdi, dont les petits boutons nacrés se fermaient par-derrière. C’était toujours Lucien qui lui avait attaché. Le dimanche matin, elle se présentait à lui le dos nu, soulevant ses cheveux et se penchant légèrement en avant. À chaque bouton qu’il fermait, il y en avait 18, il lui disait, Je t’aime, je t’aime, je t’aime, je t’aime, sans jamais s’arrêter jusqu’au dix-huitième. Quand c’était terminé, il déposait un baiser sur sa nuque.
Le dimanche soir, quand il la déboutonnait, il commençait toujours par le premier bouton au niveau du cou, puis il descendait, tout doucement, jusqu’aux reins en soufflant de l’air chaud à la racine de ses cheveux. Au fur et à mesure qu’il déboutonnait, il murmurait, À la folie, à la folie, à la folie.
Ce matin, pour les attacher, elle n’a pas voulu demander à Rose. Elle a traîné son miroir sur pied devant l’armoire à glace pour voir son dos. Elle a tendu ses bras vers l’arrière, s’est penchée, s’est tordu les poignets, n’a pas réussi à fermer ceux du milieu. Elle a pensé, Maintenant, je suis seule. Ensuite, elle a mis un peu de rouge à lèvres, mais pas trop rouge pour être à la hauteur de sa tristesse.
Enfin, elle est montée sur un tabouret, a attrapé la valise bleue et a rejoint Rose qui l’attendait déjà dans la voiture. C’était épatant, une femme qui avait son permis de conduire.
Lucien n’avait jamais passé son permis de conduire. Mais il avait tout de même acheté une Citroën Ami 6 avec laquelle ils faisaient tous trois de courts trajets les dimanches pour amuser Rose. Ils partaient tôt le matin et rentraient à la nuit tombée pour ne pas se faire repérer par la police. Le véhicule avait rendu l’âme au début des années soixante-dix et Lucien n’en avait pas racheté d’autre. Il avait dit à Hélène, Nous prendrons le train. Ce qu’ils n’avaient jamais fait.
Ils avaient toujours fermé le café les dimanches.
Pendant le trajet entre le café et le crématorium, Rose a dit à sa mère que sa maladie s’appelait dyslexie et que des médecins spécialisés pourraient la guérir. Ce n’était pas ses yeux qui étaient malades mais quelque chose dans son cerveau qu’on pouvait rééduquer exactement comme quelqu’un qui a une jambe cassée et qu’on aide à remarcher.
Hélène a pensé que sa maladie avait un nom bien compliqué et qu’il avait fallu attendre la mort de Lucien pour guérir, peut-être.
Lucien ne serait pas enterré à Milly, ni ailleurs. Quelques années plus tôt, devant les mauvaises herbes qui proliféraient sur la tombe de Baudelaire dans le cimetière, il avait demandé à Hélène de le faire incinérer, de le faire voyager pendant l’éternité. Hélène avait promis.
Au crématorium, il n’y avait que des disques de musique classique. Hélène aurait aimé Brassens, Brel, Ferré. Elle a choisi des préludes de Bach pour le recueillement. Elle a embrassé le cercueil plusieurs fois. Pas pour embrasser Lucien à travers le bois, mais pour vérifier qu’il ne bougeait plus. Qu’il ne l’appelait pas. Que cette fois, ni Edna, ni une autre ne lui ramènerait.
Deux hommes en costume sombre ont emporté le cercueil. À l’intérieur, il y avait Lucien en habits d’été, ainsi que le chapeau et le violon de Simon, qui n’avait pas eu droit à des funérailles, lui. Et comme Lucien avait été un peu Simon dans la vie d’Edna, elle avait pensé que c’était juste.
Ce jour-là, Rose ne l’a pas appelée Hélène, elle a juste soufflé Maman en lui passant une main dans les cheveux.
Hélène a attendu dans le jardin du crématorium. Il était triste, avec des buis mal taillés et jaunis par endroits. Comme si la terre se limitait au strict minimum pour ne pas heurter les veufs avec de jolies fleurs. Et puis, il y avait Rose. Elle était beaucoup plus grande qu’elle. Parfois, Hélène se demandait pourquoi, puis elle se rappelait qu’elle ne l’avait pas mise au monde.
Ça ne m’étonne pas d’être stérile, avait dit Hélène à Lucien en rentrant de chez le médecin après la millième tentative d’un deuxième enfant, une femme dont les yeux ne savent pas lire ne peut pas avoir d’enfants. Chez les êtres humains, le ventre, ça marche avec la tête. Si mon ventre est comme mes yeux, il doit tout faire de travers. Lucien n’avait rien répondu parce que, quand Hélène était sûre, elle était sûre. Il ne pouvait pas enseigner le braille au ventre d’Hélène pour qu’elle lui donne un fils.
Un des hommes en costume sombre lui a tendu l’urne contenant les cendres de Lucien. Hélène l’a remercié et elle a enfermé l’urne dans la valise bleue. Rose n’a fait aucune remarque. Elle n’a posé aucune question. Elle a regardé Hélène mettre son père dans la valise et a voulu reprendre la route, la ramener à Milly. Hélène a refusé. Elle lui a dit qu’elle partait en voyage avec Lucien. Que désormais, le café du père Louis appartenait au petit Claude.
Je me suis endormie sur le cahier bleu. J’ai encore mon stylo à la main. Jules vient de rentrer du Paradis. Il pue l’alcool et le tabac, il s’écroule à côté de moi. Je suis presque éjectée de mon lit.
– Putain, Jules, tu fais chier !
J’étais en train de rêver. Je marchais sur la plage d’Hélène. Elle n’était plus là. Je croisais Roman, habillé en blouse blanche, qui me disait que Lucien était venu la chercher. Au-dessus de nos têtes, une mouette tournait, tandis que Roman me prenait dans ses bras. Il allait m’embrasser…
Jules pose un paquet-cadeau sur mon ventre.
– C’est un type qui m’a donné ce paquet pour toi. Au Paradis.
– Qui ?
– Ton mec.
– J’ai pas de mec.
– Ben si… Ton mec, là, le docteur.
– Comment tu sais qu’il est toubib ?
– Ben, il me l’a dit.
– Tu dansais et il t’a dit ça comme ça ? Salut, je suis docteur ?
– Non. Il t’attendait sur le parking.
– Il m’attendait ?
– C’est lui qui m’a ramené, j’étais trop bourré. Y te kiffe, c’est sûr.
Jules pousse une sorte de râle. Se tourne sur le côté et ronfle immédiatement. J’essaie de le réveiller en le secouant mais rien à faire.
Je soupèse le paquet. Je déchire le papier-cadeau délicatement. Il est très joli, on dirait du velours. Il recouvre un écrin carré nettement plus grand que celui d’une bague, environ 30 centimètres. J’ouvre le couvercle et découvre une petite mouette en or blanc accrochée à une chaîne.
Jamais personne ne m’a fait un si beau cadeau. À force de me poser des questions, Je-ne-me-rappelle-plus-comment connaît beaucoup de choses de moi. Je descends l’escalier quatre à quatre, pieds nus. Il faut que je trouve mon portable pour l’appeler, le remercier, comprendre. Il est grand temps qu’à mon tour je lui pose des questions.
Dans la salle à manger, l’horloge marque 7 heures. Pépé et mémé dorment encore. C’est rare à cette heure, mais hier soir, ils se sont couchés à minuit à cause du réveillon. Sur la table, aucun reste. Dans la cuisine, tout est nickel, jamais mémé n’est allée au lit en se disant qu’elle débarrasserait le lendemain. La première fois de ma vie que j’ai découvert qu’il était possible de débarrasser le lendemain matin, c’est chez Jo. Et j’avais dix-neuf ans.
On a réveillonné tous les quatre, comme d’habitude. On n’a jamais eu d’amis. Pépé et mémé, sûrement à cause de leur tristesse, leur odeur de drame. Moi, parce qu’aucune copine ne veut traîner avec une fille démodée qui ne lâche pas son petit frère.
Jules et mémé nous attendaient devant le petit sapin artificiel qu’on ressort tous les ans de la cave. On ne prend même plus la peine d’enlever les décorations d’une année sur l’autre. On l’entoure d’une espèce de filet de pêche qui n’a jamais vu la mer, avant de le ranger sur une étagère. Puis pépé le remonte de la cave et le déplie le 22 décembre au matin. De temps en temps, on change une guirlande fatiguée. Mémé lave les boules avec une éponge, passe la balayette sur les branches en plastique, puis un désodorisant sur le tout. La magie de Noël comme on la voit dans les films, chez nous, ça n’existe pas.
Quand on est rentrés de l’hôpital, mémé regardait une émission de variétés dans laquelle tous les protagonistes étaient habillés en Père Noël et Jules jouait au solitaire sur son portable. Mémé a tout de suite repéré que pépé n’était pas comme d’habitude. Qu’il était tout chamboulé. Elle a dû penser que c’était à cause d’Hélène et moi, de l’après-midi passé à l’hôpital, des mauvais souvenirs.
Les toasts qu’elle nous a tendus avaient presque fondu tant la température de la maison était élevée. Le thermostat était poussé au maximum. Tout comme le mousseux que je me suis forcée à boire à grosses gorgées. Jules m’a dit que j’avais l’air bizarre. J’ai dit non. Mais j’ai pensé qu’à présent, j’aurais toujours l’air bizarre. Je savais des choses que tout le monde ignorait. J’avais le sentiment d’être en avance sur les années, sur le temps. Jules ressemblait à Annette qui ressemblait à Magnus. Cette ressemblance lui avait sans doute sauvé la vie. L’avait empêché de se poser les mauvaises questions, ou les bonnes. Papa et l’oncle Alain avaient gardé leur ressemblance pour eux, sans la redistribuer. Au grand dam de mémé qui l’avait tant attendue sur nos visages. Surtout sur celui de Jules. Et à présent, je comprenais pourquoi.
Est-ce que maman connaissait ce secret ? Annette le lui avait-elle dit ? Que serait-il arrivé si Annette ne s’était pas tuée ? Les réponses de ces dernières semaines ont engendré de nouvelles questions. Ça ne s’arrêtera jamais.
Mémé m’a tendu mon cadeau comme si elle lisait dans mes pensées – un bon d’achat Fnac. La même chose pour Jules et un bon d’achat Carrefour pour pépé. Depuis que mémé a découvert les cartes-cadeaux, elle est aux anges. Cette invention du XXIe siècle a dû accélérer son processus de guérison.
J’ai bu un autre verre de mousseux et je me suis sentie un peu bourrée. Ça m’a fait du bien. Je me suis même mise à glousser à la moindre blague débile de Jules. Ensuite, on a mangé chaud. Même si ce qu’il y avait dans nos assiettes était censé être froid…
Je fouille dans tous les tiroirs du buffet. Je finis par trouver mon téléphone que mémé a rangé sur une notice rédigée en chinois ou en japonais datant de 1975. Pourquoi est-ce que mes grands-parents ne jettent VRAIMENT rien ?
Je referme le tiroir qui se trouve juste sous la photo de mariage des frères Neige. Que ressent pépé quand il passe devant ? Est-ce qu’il passe devant ou fait-il le tour par la cuisine pour l’éviter ?
Le temps que mon téléphone se recharge, je vais prendre une douche. À cette heure-ci, je suis tranquille. Chez nous, il y a deux salles de bains, enfin, salle de bains est un bien grand mot. Une vieille cabine de douche au rez-de-chaussée, dans la buanderie, et une salle de bains à l’étage. Si par malheur on tire de l’eau chaude en bas pendant que quelqu’un se lave en haut, il n’y a plus qu’un filet d’eau qui coule.
Je sors de la douche, j’enfile des vêtements et j’écoute mes messages. Je-ne-me-rappelle-plus-comment ne m’a pas menti. Il m’en a laissé quarante. Et il ne donne pas son prénom, cette fois j’en suis sûre, il le fait exprès.
Je-ne-me-rappelle-plus-comment m’a appelée tous les jours, plusieurs fois par jour. Ses messages sont drôles. Parfois il chante, parfois il me raconte juste qu’il est en train de boire un café, qu’il pleut, qu’il fait froid, qu’il a mis un pull-over rouge que je détesterais, qu’il est passé devant un fleuriste et qu’il a pensé à moi, qu’il a un frère lui aussi, qu’il aimerait me le présenter, qu’il est de garde, que si j’attrape un rhume il me soignera.
Il a laissé le dernier message il y a trois heures :
– Justine, J’étais de garde cette nuit. Je file au Paradis. Putain… j’espère finir la nuit dans tes bras… Sinon… joyeux Noël.