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Ce matin, le fantôme m’attendait devant la porte de la chambre 19. J’ai presque été désagréable. Parfois, trop de beauté et trop de bleu, ça agace. Et puis, je n’aime pas être dérangée. Et je sens qu’il va me foutre un bordel pas possible. C’est le genre de type à faire déménager toutes les habitudes de quelqu’un d’un claquement de doigts.

– Bonjour Justine. Je peux vous voir cinq minutes ?

J’ai entendu ma collègue Jo glousser dans mon dos et, avant même que je réponde, elle a dit :

– Vas-y, Juju, je prends la relève.

Juju. Elle a dit ça. Juju. C’est nul. Quand on est face à quelqu’un qui nous plaît, on en arrive toujours à détester ceux qu’on adore. À cause de cette proximité qu’ils ont et qu’on n’a pas envie qu’ils aient, surtout quand ce n’est pas le moment.

– Pas longtemps parce que le matin, on est ric-rac.

J’ai dit ça. Ric-rac. Et j’ai rougi. J’ai failli me prendre le chariot dans les jambes et j’ai senti que je perdais l’équilibre. La honte. La pure honte.

Je lui ai proposé d’aller dans la petite salle du personnel, juste à côté de « l’office », là où il y a une cafetière, un four à micro-ondes, un frigidaire, une table et quelques chaises. Normalement, on ne fait pas entrer les résidents ni leur famille dans notre petit local mais « il » n’est pas normal. Avec le visage qu’il a, il a une dispense à vie.

Nous avons emprunté trois couloirs et, deux étages plus tard, je l’ai fait entrer.

Le matin, les couloirs sont très bruyants. Les portes des chambres restent ouvertes parce que tout le personnel soignant va et vient. Alors, on entend parfois des « dépendants » délirer, insulter les murs ou appeler au secours. Par les portes entrouvertes, on voit certains anciens qui ressemblent à des revenants, le regard non pas tourné vers une fenêtre mais vers un vide abyssal.

Charles Baudelaire a décrit un asile de fous qui devient angoissant quand la nuit tombe, à cause des cris qui s’en échappent. Dans les maisons de retraite, c’est quand le jour se lève que les esprits s’échauffent.

Il n’y avait personne dans le local. J’ai rempli le filtre de café et j’ai fait couler l’eau. Il s’est assis. J’ai pris deux gobelets ébréchés et j’ai servi. Sans trembler.

– Vous voulez du sucre ?

– Non merci.

J’en ai mis deux dans mon gobelet avant de m’asseoir en face de lui. Il a jeté un coup d’œil aux posters accrochés aux murs ainsi qu’au vieux calendrier de 2007, où des pompiers se mettent à poil pour la bonne cause.

– Pourriez-vous me dire ce qu’il y a sur la table de nuit de ma grand-mère ? Est-ce que de mémoire vous sauriez me donner la liste de tous les objets qui se trouvent sur et dans sa table de nuit ?

J’ai fermé les yeux et j’ai dit :

– Une photo de Lucien, de Rose, de Janet Gaynor, une carafe d’eau, des chocolats qu’elle ne mange pas, des hortensias dans un vase en cristal.

– Qui est Janet Gaynor ?

J’avais toujours les yeux fermés, mais je sentais son regard passer à travers mes paupières exactement comme quand on ferme les yeux en plein soleil.

– Une actrice. Qui a eu un oscar en 1929.

– Et dans son tiroir… vous savez aussi ce qu’il y a dans son tiroir ?

– Un paquet de feuilles enroulées dans un élastique à cheveux, un dé à coudre, une photo de Louve, une plume blanche, des mouchoirs en papier et un 45 tours de Georges Brassens, Les Sabots d’Hélène.

– Toutes ces choses que vous savez d’elle, vous pourriez les écrire ? Pour moi ?

J’ai rouvert les yeux. Dans les siens, il n’y avait que du bleu. Un bleu à perpétuité. Et moi, du rouge aux joues.

– Faites un vœu.

– Pourquoi ?

– Vous avez un cil sur la joue.

J’ai caressé ma joue gauche, mon cil est tombé sur la table.

À ce moment-là, madame Le Camus est entrée dans le local, essoufflée. Elle nous a regardés sans nous voir, s’est précipitée sur la cafetière, puis s’est mise à boire à petites gorgées en marmonnant :

– Ça recommence. La famille est en bas. Elle veut des explications, et je n’en ai pas. Ça recommence…

J’ai demandé à madame Le Camus s’il y avait eu un nouvel appel.

Elle a fixé le 1er janvier 2007 sur le vieux calendrier des pompiers à poil pour la bonne cause, a pris une grande inspiration et, comme pour elle, a répondu :

– Cette fois, quelqu’un a appelé hier soir. À 23 heures ! Pour dire que monsieur Gérard était décédé d’une embolie pulmonaire.

Le fantôme m’a questionnée du regard en finissant son café. Je lui ai répondu que quelqu’un appelait les familles des oubliés du dimanche pour leur faire croire qu’ils étaient morts. Ses yeux m’ont questionnée de nouveau. Et j’ai laissé faire.

Juste avant de partir, il m’a regardée comme si j’étais une magicienne qui venait de mettre sa grand-mère dans une boîte à découper. Il m’a laissée seule avec ma chef qui fixait toujours le 1er janvier et le torse d’un pompier plutôt costaud.

Depuis Noël dernier, madame Le Camus a toujours l’air de franchir une ligne d’arrivée. Elle est tellement contrariée qu’elle est essoufflée en permanence. Elle fait des allers-retours entre les chambres et la direction en levant les yeux au ciel comme si les plafonds blafards pouvaient lui apporter des réponses à travers leurs néons.

Ça a commencé le 25 décembre dernier, trois familles ont été contactées par téléphone pour la mort d’un résident. Et quand ces trois familles ont débarqué le 26 au matin pour organiser les funérailles, leur aïeul leur a souri, heureux de cette visite inattendue.

Depuis, la direction mène l’enquête pour savoir d’où proviennent ces « sinistres » coups de fil. C’est comme ça que c’est écrit sur la note de service placardée dans la salle de soins, la salle de pause, « l’office » et nos vestiaires. Parce que ça a recommencé cinq fois depuis.

Ces appels proviennent de la chambre 29. Celle de monsieur Paul. Il dort presque tout le temps depuis trois ans. Les médecins sont formels : il est cliniquement impossible que ces appels aient été passés par monsieur Paul lui-même. Mais personne n’a rien vu d’anormal. Personne n’a vu quelqu’un se glisser dans la chambre 29 pour appeler ces familles en douce. Des familles qui ont toutes un point commun : jamais de visites. C’est comme si quelqu’un comptabilisait le nombre de visites par résident et déclenchait ces appels téléphoniques pour remplir les chambres sans fleurs.

Du coup, tout le monde soupçonne tout le monde, on se croirait dans un Agatha Christie sans cadavre. Ça serait drôle d’imaginer un de ses romans où miss Marple enquêterait parce que personne n’est mort…

Si miss Marple enquêtait sur moi, qu’est-ce qu’elle dirait ? Que mes bibliothèques et toutes leurs histoires sont cher payées ? que je suis trop jeune pour m’occuper de gens si vieux ?

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