Rose a téléphoné aux Hortensias hier soir, l’état d’Hélène est stationnaire. Elle a dit cela, « stationnaire ». J’ai entendu « station balnéaire ».
Quand je suis rentrée à la maison, la musique du générique du Cinéma de minuit hurlait dans le salon, je me suis précipitée pour regarder. Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau que ce générique avec tous ces visages d’acteurs en noir et blanc qui apparaissent et disparaissent.
Je me suis calée sur le canapé à l’opposé de pépé qui m’a à peine remarquée et j’ai crié quand j’ai vu le générique du film qui commençait, La Petite Provinciale avec Janet Gaynor. Pépé a levé les yeux vers moi.
– Qu’est-ce qui t’allive ?
– C’est rien. C’est juste que je connais bien Janet Gaynor.
Il m’a dévisagée avant de repartir dans son royaume en noir et blanc. Au bout d’une demi-heure, il dormait. Je me suis dit qu’il regardait des vieux films pour mieux rêver, pour aller là où il avait envie d’aller.
Je n’ai pas pu détacher mes yeux du téléviseur en me demandant si Hélène et Lucien avaient déjà vu un film avec Janet Gaynor au cinéma.
J’ai mal dormi. Je sais que le téléphone ne va pas tarder à sonner. Qu’on va bientôt m’annoncer qu’Hélène est morte.
En France, on a du mal avec ce mot, aux Hortensias, nous n’avons pas le droit de le prononcer. Les résidents évoquent souvent la mort avec cynisme, casser sa pipe, canner, crever, foutre le camp, passer l’arme à gauche, bouffer les pissenlits par la racine, être plus près de saint Pierre que de Saint-Tropez. Le personnel soignant se doit d’employer des mots dignes, disparaître, partir, s’éteindre, quitter, s’endormir sans souffrir.
Comme à son habitude, Hélène fait les choses en douceur. Elle n’a jamais aimé se faire remarquer. Elle n’aurait pas pu mourir brutalement. Elle part sans bruit, sur la pointe des pieds.
Mémé m’attend dans la cuisine avec ses produits à mise en plis. Pépé vient d’aller chercher des filtres chez le père Prost. La boîte de filtres à café était presque vide. Il ne supporte pas les boîtes presque vides. Chez nous, tout est en double. Le café, le sucre, l’huile, le vinaigre, la moutarde, le sel, le savon, le dentifrice, le shampoing, les allumettes, le beurre, la farine. Tout marche par deux. Il ne faut jamais manquer. C’est obsessionnel.
Je fais la mise en plis de mémé. Elle remarque mon pendentif. Me dit que c’est joli. Me demande qui me l’a offert.
– Je-ne-me-rappelle-plus-comment.
– Tu pourrais faire un effort, me répond-elle.
Sa remarque me fait sourire. Avec le peigne, j’attrape et enroule ses cheveux fins au bout des bigoudis multicolores. J’ai du mal à me concentrer. Je n’ai pas téléphoné à Je-ne-me-rappelle-plus-comment pour le remercier. Après avoir écouté tous ses messages, j’ai appuyé sur la touche 2 Rappeler et à la deuxième sonnerie, j’ai raccroché. Je suis terrorisée à l’idée de plaire à quelqu’un. Et puis si je l’appelais, ce serait comme officialiser quelque chose.
Mémé me tire brutalement de mes pensées. « Brutalement » est un mot faible.
– Hier, en faisant le ménage dans ta chambre, j’ai trouvé ton billet d’avion pour Stockholm.
Je me sens rougir, j’ai les mains moites. Je lutte pour enrouler ses cheveux dans les bigoudis. J’aurais dû brûler ce billet de merde dans l’insert dès que je suis rentrée. Je l’avais pourtant bien caché dans ma chambre. Elle et ses habitudes de ménage ne laissent aucune chance aux cachettes secrètes, à un ersatz d’intimité.
– Je l’ai jeté. Je suppose que tu ne voulais pas le garder.
– Non.
– Si Jules était tombé dessus, tu imagines ?
– Oui.
– Tu les as vus ?
– Oui.
– Tous les deux ?
– Oui.
Silence.
– Tu me tires les cheveux, là.
– Pardon.
Silence. Très long silence. J’ai fini de mettre les bigoudis. Je pose le filet sur sa tête. Un bigoudi tombe sur le carrelage immaculé. Je le ramasse et enroule une dernière mèche de cheveux. Je vais chercher le séchoir sous lequel elle s’endort habituellement. Mais je sens que ce matin, la chaleur du casque ne l’endormira pas. Je sens qu’elle m’observe. Elle aimerait savoir ce que Magnus et Ada m’ont dit à propos d’Annette, à propos de Jules. Je sens ses yeux posés sur moi.
Je ne peux rien dire. Parce que je ne sais pas si elle sait ni ce qu’elle sait.
Qui, en passant devant notre petite maison, avec son jardin potager, sa cabane et sa clôture en ciment, pourrait imaginer les secrets qu’elle renferme dans sa pauvre caboche ?
J’actionne le thermostat et le temps de pose. Vingt-cinq minutes sous le casque. Soulagement. J’ai vingt-cinq minutes pour inventer un mensonge digne de ce nom. Mais je ne trouve pas. J’en suis à ma troisième tasse de café lorsque la sonnerie m’avertit que le temps de pose est terminé. Je sursaute. C’est bien ce que je pensais, elle ne dort pas. D’habitude, quand je retire le casque, elle ronfle tout doucement, la tête penchée en avant et la bouche entrouverte. Mais là, elle me questionne du regard. Je retire le filet et les bigoudis un à un. Ensuite, je vais chercher la brosse en poil de sanglier et je m’applique comme je peux, en silence. Mais elle insiste :
– Jules ressemble à Magnus, non ?
– Oui, comme deux gouttes d’eau… Je suis allée les voir comme ça. Pour les rassurer. Leur dire que Jules est heureux avec nous. Qu’il va passer son bac et partir à Paris l’année prochaine.
Je sais qu’elle sait que je mens. Alors je trouve autre chose :
– Jules m’a dit qu’il voulait faire une école d’architecture qui coûte très cher. Je suis allée leur demander de l’argent.
Mémé change de couleur et vire au cramoisi.
– Tu es allée demander l’aumône chez les Suédois !
– J’ai pas demandé l’aumône, je protège Jules, c’est tout.
Pépé entre dans la pièce. Silence général. Moi, je supplie mémé de la fermer, et réciproquement. Cette fois, elle m’a crue. Je vois à sa tête qu’elle m’a crue. Tous les filtres à café du monde ne suffiraient pas à cacher les reproches qu’elle me balance du regard. J’espère qu’elle ne va pas partir se suicider.
Pépé nous observe, renifle, range les filtres à café et se sert un verre d’eau au robinet.
– Je t’ai déjà dit cent fois de ne pas boire l’eau du robinet, c’est plein de saloperies, lui lance mémé.
Pépé la regarde et s’apprête à lui dire quelque chose qu’il réprime aussitôt. Combien de mots a-t-il ravalés ? Il nous tourne le dos et quitte la pièce.
Je ne laisse pas mémé en placer une. J’imite pépé et dis que je vais être en retard au travail, je file.
J’ai presque une heure d’avance. Je passe au cimetière. Je suis devant la tombe de mon enfance. Je crois que je ne reviendrai plus. Je crois que Jules a raison. Je n’ai plus rien à faire ici.
Mon téléphone portable vibre dans ma poche. J’imagine que c’est Je-ne-me-rappelle-plus-comment. Et moi qui n’ai même pas eu la délicatesse de le remercier pour le pendentif. Je suis une infirme des sentiments possibles. Seules les choses qui ne pourront jamais exister m’intéressent.
Je me décide à lui répondre parce qu’à cet instant, à vingt et un ans, debout devant la tombe de mes parents, je me donne enfin la permission d’être potentiellement « heureuse » avec une vraie personne qui a moins de trente ans. Mais ce n’est pas le numéro de Je-ne-me-rappelle-plus-comment qui s’affiche, c’est le fixe de la maison.
– Allô ?
– C’est moi.
– Mémé ?