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Aux Hortensias, il y a trois médecins plus les vacataires, deux kinés, un homme de service et deux cuisinières, douze aides-soignantes, cinq infirmières, une chef de service. Mais le corbeau pourrait très bien être quelqu’un de l’extérieur : le curé, un des ambulanciers, les pompes funèbres, la coiffeuse, quelques bénévoles qui donnent des heures de présence. Ça pourrait aussi être l’enfant d’un des résidents. La plupart ont vécu à Milly toute leur vie, ici tout le monde se connaît. Ça pourrait même être une des infirmières qui nous sonnent comme des domestiques, pour accompagner un résident aux toilettes par exemple.

Les infirmières ont plus de responsabilités médicales que les aides-soignantes, mais je préfère mon métier parce que nous, nous tenons la main des résidents.

Pour que les familles sachent à qui elles ont affaire, le personnel soignant ne porte pas les mêmes blouses. Celles des infirmières sont roses, celles des chefs de service, blanches et celles des aides-soignantes, vertes, couleur poubelle.

J’adore mes deux collègues Jo et Maria. C’est avec elles que je fais équipe. Madame Le Camus nous appelle les Trois Mousquetaires.

Mademoiselle Moreau, chambre 9, nous appelle les Trois Coccinelles parce qu’on a toujours des petits points de mercurochrome et d’éosine sur les mains. Elle s’amuse à les compter pour connaître notre âge. Et Jo lui répond, Ça va nous porter chance, les coccinelles n’ont aucun prédateur, même les oiseaux les recrachent à cause de leurs ailes amères.

Et moi, comme j’ai perdu mes parents quand j’étais gamine, je me dis que je devais être sacrément amère pour que la vie me recrache à ce point-là.

Depuis mon arrivée ici, le personnel m’a baptisée « la Petite Fleur » parce que je suis trop sensible et que je fais beaucoup d’heures supplémentaires non rémunérées. Les premières années, quand Jo me voyait pleurer à chaque fois qu’un résident mourait, elle me répétait : Garde tes larmes pour les tiens parce que personne ne les pleurera. Et moi je pensais que la plupart des miens, je les avais déjà pleurés depuis longtemps.

La canicule qui nous est tombée dessus depuis trois jours a déjà anéanti madame Andrée, la dame du 11. Ironie du sort, nous l’avions baptisée « Miss Météo » parce qu’à chaque fois qu’on la croisait dans un couloir, elle nous disait : Anticyclone ! Quelle connerie la vie. Jamais j’aurais cru qu’un coup de chaud l’emporterait.

Ses enfants sont arrivés ce matin. Trop tard. Ils n’ont pas eu le temps de lui dire au revoir. Mais ce n’est pas de leur faute. Je crois qu’à un moment nos vieux prennent trop d’avance sur nous. Ils attaquent des sprints que plus personne n’est en mesure de suivre.

Jo n’avait pas vu cet anticyclone dans la main de madame André. Jo a un don. Elle sait lire l’avenir dans les lignes de la main. Nos résidents lui demandent régulièrement des consultations. Jo dit que c’est impossible de lire dans les anciennes lignes de main. Qu’elles sont rayées comme un vieux 33 tours. Alors, elle invente.

Tout ce folklore – mes massages, les consultations d’avenir de Jo, les bénédictions du curé qui répète à qui veut l’entendre : Profitez ! profitez de la vie ! –, ça ne leur donne pas moins envie de rentrer chez eux à nos anciens. Ils se sauvent souvent. Mais nous n’avons pas le droit de fermer les grilles, ce serait considéré comme un mauvais traitement envers nos résidents, un enfermement.

Les anciens se sauvent, mais ils ne savent pas où aller. Ils ont oublié le chemin qui retourne vers avant. « Chez-eux » a été mis en vente pour payer les mensualités de leur séjour aux Hortensias. Leurs jardinières sont vides et leurs chats placés. Leurs chez-eux n’existent plus que dans leurs têtes, leurs bibliothèques personnelles. Ces bibliothèques où j’aime passer des heures.

Ce qui me désole, c’est quand je les vois s’entasser à l’accueil dès 10 heures du matin et fixer les deux portes principales de l’entrée qui s’ouvrent et se referment.

Ils attendent.

Quand il fait beau, nous sortons les dépendants dans le parc pour qu’ils prennent l’ombre du soleil sous les tilleuls. La visite du vent dans les arbres, des abeilles, des papillons et des oiseaux comble leur attente. Nous leur donnons du pain à jeter aux moineaux et aux pigeons, il y en a qui adorent, il y en a qui ont peur, il y en a qui leur balancent des coups de pied. Alors ça s’engueule. Et tant qu’ils s’engueulent, ils n’attendent plus. Chez soi ou ailleurs, tous les beaux temps se ressemblent.

Quand je suis fatiguée, je monte au dernier étage. Je m’assieds, le dos collé contre la baie vitrée qui donne sur le toit. Je ferme les yeux et je m’endors dix minutes. Lorsqu’il y a une éclaircie, le soleil brûle ma nuque et j’adore ça.

Souvent, la mouette s’envole et m’observe depuis le ciel.

Quand je reprends du service, je ne sais pas si je suis du matin, de l’après-midi ou du soir. Ce ne sont pas des heures supplémentaires que je fais, ce sont des heures où je n’ai pas envie de rentrer chez moi. Pas envie de voir pépé s’emmerder parce que c’est tout le temps l’hiver dans ses yeux, pas envie de voir mémé chercher le visage de mon père sur le mien, pas envie de frapper à la porte de la chambre de Jules, enfermé dans son mutisme, parce qu’il joue en ligne ou sur Beatport, une plateforme de téléchargement de musique électronique.

Je préfère enlever les bas de contention d’Hélène pour lui masser les jambes et les pieds. Elle me parle de la grande blonde assise à côté d’elle, celle qui porte un maillot de bain une pièce et qui s’est enduite d’huile de monoï jusque dans les cheveux.

Pareil quand je ne supporte plus le quotidien. Lorsque la cadence est infernale, qu’une des aides-soignantes est absente et qu’on doit faire de l’abattage : soins, toilette, ménage. Dès que je sens que je pourrais m’énerver contre un des résidents qui m’insulte, n’a envie de rien ou fait exprès de se pisser dessus en me rigolant au nez, je passe la main à une collègue ou je file cinq minutes dans la chambre 19. Je demande à Hélène de me parler de Lucien ou des clients de son bistrot. Baudelaire lui revient souvent en mémoire.

Cet homme rebaptisé Baudelaire était né à Paris. À la mort de sa grand-mère, il avait hérité de sa maison à Milly et s’y était installé, seul, vers l’âge de quarante ans. Il avait fait la classe aux enfants quelques heures par semaine à la demande du maire. Il connaissait le répertoire de tous les poètes, quelle que soit leur nationalité, dont celui de Charles Baudelaire par cœur. Cet homme avait un bec-de-lièvre qui le défigurait, les enfants s’étaient moqués de lui, d’autres en avaient eu peur, les parents avaient demandé sa démission. Il avait échoué au café du père Louis, où il passait des heures, accoudé au comptoir, à déclamer les textes de son poète préféré.

Hélène me récite celui qu’il murmurait du matin au soir, entre deux gorgées d’alcool :

Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage

Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,

Qui suivent, indolents compagnons de voyage,

Le navire glissant sur les gouffres amers.

À peine les ont-ils déposés sur les planches,

Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,

Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches

Comme des avirons traîner à côté d’eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !

Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !

L’un agace son bec avec un brûle-gueule,

L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !

Le Poète est semblable au prince des nuées

Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;

Exilé sur le sol au milieu des huées,

Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

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