11

Chambre 19.

Le fantôme aux yeux bleus est là. Assis à côté d’Hélène. Il referme le livre qu’il était en train de lui lire.

– Désolée pour la dernière fois, je vous ai pris pour Lucien.

– Moi aussi, ça m’arrive de confondre les gens.

Ça ne lui paraît pas étrange que je puisse le prendre pour un homme qui aurait près de cent deux ans. Il passe sa main dans ses cheveux. C’est la première fois que je le vois faire ce geste que je suppose habituel.

– Comment savez-vous s’il fait jour ou s’il fait nuit sur sa plage ? Parce qu’aujourd’hui elle ne m’a pas dit un mot. J’ai vraiment l’impression qu’elle dort.

– Il n’y a pas de matin sur la plage d’Hélène. Le jour est de permanence.

– Ça fait longtemps qu’elle est là ? Enfin, en…

– Vacances ? Je l’ai toujours connue là-bas. Je crois que c’est la plage où elle est allée avec Lucien en 1936.

Il la regarde longuement. Puis il repose son bleu sur moi. Ma tête à couper que le bleu de la mer d’Hélène est exactement le même que le bleu de ses yeux et que c’est pour ça qu’elle ne reviendra jamais.

– Comment savez-vous cela ?

– Elle me parle beaucoup.

– Qu’est-ce qu’elle vous a dit d’autre ?

– Sur sa plage… des pères courent après des ballons et des mères boivent des rafraîchissements. Des grands gosses collent leurs oreilles contre le hit-parade ou rembobinent des cassettes… Parfois, elle se tord les doigts de pieds sur des galets et je l’entends murmurer : Aïe, les galets sont chauds aujourd’hui. Ou bien : Oh zut, j’ai avalé du sable. Parfois, elle discute à voix haute avec des gens de passage, le marchand de glaces ou une femme qui dépose sa serviette de bain près de la sienne. Hélène dit : Vous venez souvent ici ? Elle fait les questions mais rarement les réponses.

Le fantôme reste longtemps silencieux pendant que je mets de l’eau fraîche dans la carafe.

– Ce n’est pas nous qui devrions lui lire des romans, c’est elle, dit-il.

Sa remarque me donne envie de rire. Mais je ne le fais pas. À cause de son bleu. Il m’impressionne de plus en plus. D’habitude, on s’habitue. Mais avec lui c’est différent, plus il le pose sur moi, plus je suis remuée.

– Mais… que fait-elle, sur cette plage ?

– Elle lit des romans d’amour en attendant Lucien et la petite qui sont partis se baigner tout à l’heure.

Il a l’air sonné par ma réponse. Il ne s’attendait d’ailleurs pas à ce que je lui en donne une. Je crois qu’il a posé la question comme ça, comme quand on s’adresse aux murs.

– La petite ?

– Rose. Votre mère. Enfin, Rose, c’est votre mère ?

– Oui.

Je fais boire Hélène à petites gorgées. Je me dis qu’il doit nous prendre pour deux folles.

– Quels romans d’amour ?

– Ceux que votre mère lui lit à chaque visite.

– C’est comme si vous veniez de me lire un mode d’emploi poétique.

S’il me dit ça, c’est qu’il est du même monde que nous, celui où l’on ne croit pas que ce que l’on voit. Celui des idiots, des naïfs, des optimistes.

Загрузка...