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1943

Des coups de feu. C’est ce qui a dû la réveiller.

Il est à peine 5 heures du matin. Hélène sursaute. Elle entend le bruit des bottes. Puis elle entend son propre cœur faire plus de bruit que les bottes à l’étage en dessous. Lucien n’est plus dans le lit. Elle pense, la cave. Il est descendu à la cave comme d’habitude. Rien ne peut lui arriver puisqu’il n’y a pas de lumière. Lucien sait se diriger dans le noir depuis toujours.

Elle est nue. La veille au soir, ils ont lu tard. Elle attrape une robe. Elle se trompe d’un cran et boutonne lundi avec mardi. Elle descend, pieds nus.

Ils sont dans la cuisine en bas de l’escalier. Ils sont six. Deux portent un uniforme, deux sont habillés en civil et deux autres sont des gendarmes qu’Hélène n’a jamais vus. Ils sentent la sueur et le tabac. Ils la déshabillent froidement du regard. Il y en a un qui tient une arme à la main. Ils prononcent des mots qu’elle ne comprend pas.

Au même instant, quatre autres hommes, deux civils et deux officiers, remontent de la cave avec Lucien. Un filet de sang coule de sa bouche. Il est très pâle. Il la regarde. Elle le trouve maigre. Comme s’il était déjà parti depuis longtemps. Comme s’il avait manqué de tout depuis des années alors qu’elle vient de passer la nuit à ses côtés. Lucien lui crie :

– Ne descends pas, remonte dans la chambre !

Mais elle ne l’écoute pas, elle descend les escaliers à vive allure et lui répond : Je viens avec toi. Lucien dit non. C’est la première fois que Lucien lui dit non.

Puis elle s’adresse aux quatre hommes qui le maintiennent fermement :

– Je viens avec vous. Laissez-moi venir avec vous.

L’un des quatre se détache du groupe et lui met une gifle d’une violence inouïe. Hélène se cogne la tête contre la rampe de l’escalier et s’écroule, elle sent le goût du sang dans sa bouche, elle entend Lucien hurler. Elle entend des coups.

Hélène gît sur le sol. Elle aperçoit les pieds de Lucien s’éloigner. Juste ses pieds sans chaussures qui traînent par terre, comme accrochés aux jambes d’un pantin désarticulé. Elle n’a pas la force de se relever.

Elle sent des hurlements dans sa poitrine. Ceux qu’elle retient pour que Lucien ne les entende pas. Les deux gendarmes français qu’elle n’avait jamais vus redescendent à la cave.

Elle tente de s’agripper aux murs du couloir pour se relever, mais elle est prise d’un vertige. Avant que sa tête ne cogne à nouveau le sol, elle voit Simon. Un des gendarmes le tient par les bras et le deuxième par les pieds. Son crâne a explosé sous l’impact des balles. Il porte encore le pull gris qu’elle lui a tricoté au point de riz. Une maille à l’endroit, une maille à l’envers. Elle entend un des gendarmes dire, Où est-ce qu’on enterre les juifs ? Et l’autre répondre, J’sais pas si ça s’enterre.

À 5 heures et demie, le silence.

À 6 heures, Baudelaire la trouve allongée sur le sol du couloir et l’aide à se relever. Une maille à l’endroit, une maille à l’envers est la seule chose qu’elle parvient à lui dire.

Hélène et Baudelaire descendent à la cave et trouvent le violon et le chapeau de Simon par terre. Les quelques vêtements qu’elle lui avait confectionnés, brûlés. L’assiette vide de son repas de la veille est posée sur une cagette en bois. Ils ont dîné tous les trois dans la cave hier soir. Une soupe claire de navets et pommes de terre. Simon était toujours heureux de manger. Même quand c’était dégueulasse, Simon souriait.

Elle regarde l’empreinte de son corps sur le vieux matelas. Caresse ce qu’il reste de lui du revers de la main. Elle revoit le sang et la chair à la place de son sourire. Son sourire, une maille à l’endroit, une maille à l’envers. Elle s’allonge sur le lit, dans l’empreinte de Simon, pour offrir à sa mémoire ce qu’elle ne lui a jamais donné.

Avec les années, elle avait senti l’amour que Simon lui portait se transformer, grandir, comme grandit un enfant. L’enfant que Lucien et elle ne parvenaient pas à faire. L’amour de Simon était passé de l’enfance à l’adolescence, depuis quelques mois il était arrivé à maturité. Comme un adulte. Lucien s’en était aperçu, mais il avait eu l’élégance de ne rien dire. Des types qui regardaient Hélène amoureusement, il y en avait beaucoup de l’autre côté du comptoir.

Où ont-ils emporté le corps de Simon ? Pourquoi ne l’ont-ils pas arrêtée, elle ?

Pendant des jours, les habitants du village cherchent la trace de Lucien.

Ils ont quitté le village en camion le jour de l’arrestation. Hélène questionne, supplie, mais n’obtient pas de réponse. Elle va jusqu’à se rendre au QG allemand le plus proche de Milly à vélo. Un manoir que les Allemands ont réquisitionné, situé en rase campagne dans un lieu-dit du Breuil. Elle pédale pendant des heures. Elle parvient à rencontrer un gradé qui ne parle qu’un français approximatif. Il aboie que Lucien a été arrêté pour haute trahison, qu’il a caché un juif. Elle ne comprend pas les mots qu’il répète d’un ton menaçant : Royallieu, Royallieu.

Terrorisée, elle sent qu’elle doit partir, elle sent que Lucien n’est pas mort et qu’elle n’a plus qu’une chose à faire : rester en vie. Elle remonte sur son vélo et pédale en sens inverse jusqu’à son café. La nuit tombe. Elle met des heures pour rentrer, à chaque fois qu’elle entend un moteur, elle se cache dans le fossé pour ne pas être vue.

Quand elle arrive enfin, il doit être 3 ou 4 heures du matin. Le village est silencieux. Pourtant, elle entend quelqu’un parler, les dénoncer, elle, Lucien et Simon. Qui, parmi les clients ?

Elle s’est écorché les genoux dans les ronces. Elle saigne, mais elle n’a pas mal. Son pneu arrière a crevé. Elle pénètre dans son bistrot bleu nuit. Elle aère tout et reste assise à une table, attendant que l’odeur des hommes, de la sueur et du tabac, s’en aille. Elle repense aux mots de l’officier, « Royallieu ». Qu’est-ce que cela signifie ? Elle repense à Simon, personne ne sait où est son corps.

Dans le silence de son café que le vent traverse par toutes les issues entrouvertes, elle s’en aperçoit peu à peu. Puis, une évidence : la mouette n’est plus là. Hélène a tellement l’habitude de vivre avec elle, qu’elle ne s’en est même pas aperçue. Elle ne l’a pas entendue de la journée. Pas vue. Hélène ressort. L’église est plongée dans l’obscurité. Le ciel est noir. Le quartier de lune est caché derrière un gros nuage. Rien. Elle l’appelle, prend du recul et regarde le toit du café. Rien.

La mouette est partie. C’est la première fois depuis le jour de l’école. Elle a dû suivre Lucien.

Hélène réfléchit, tout va très vite. Tant qu’elle ne la reverra pas, c’est que Lucien sera vivant.

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