Quand j’étais petite, j’habitais à Lyon dans un immeuble avec un vide-ordures. Je ne me rappelle que ça. J’ouvrais sa gueule noire et je balançais des sacs-poubelle dedans. J’entendais les sacs chuter contre les parois. Ce trou béant avait une haleine de chiottes et me terrorisait car j’étais sûre qu’un jour ou l’autre, la bête que nous nourrissions d’ordures m’aspirerait et m’emporterait.
Elle l’a fait. Un matin où je me suis réveillée chez mes grands-parents. Dans le jardin de pépé, il y avait du feu. Je suis descendue le rejoindre en pyjama. Les yeux de pépé étaient rouges et j’ai cru que c’était à cause de la fumée. Je lui ai dit : Mais pépé, pourquoi tu brûles ton jardin ? Il m’a répondu : En octoble, on blûle les mauvaises helbes. Avant de changer d’heule. C’est bientôt l’hivel, il faut aider le sol, ce feu c’est comme lui mettle un manteau, hiel tes palents ont eu un accident, Jules et toi, vous allez lester chez nous.
Il a dit ça dans un souffle. Je l’ai regardé et je me souviens si bien, si bien m’être dit, Tant mieux, comme ça, je ne retournerai pas à l’école.
Plus tard, j’ai su que ce n’était pas les mauvaises herbes qui brûlaient devant moi, mais les deux arbres fruitiers qu’il avait plantés le jour de la naissance de ses fils. Pépé les avait abattus, aspergés d’essence et brûlés dans son jardin.
Plus tard, Thierry Jacquet, un garçon de ma classe, m’a demandé ce que ça faisait d’avoir des parents morts, je lui ai répondu, Ça fait qu’on voit le feu d’octobre.
– Mémé ?
Je la réveille. Elle s’est assoupie pendant que je lui mettais ses bigoudis.
– Oui.
– Si Jules a son bac, il faut qu’on commence à lui chercher un appart à Paris dès le mois de juillet. Peut-être même avant.
– Sûrement.
– Après, il gérera ses sous tout seul. Je vais faire un virement sur votre compte et vous lui donnerez un chèque en lui disant que c’est l’héritage de l’oncle Alain.
– D’accord.
– Et il ne saura jamais que ça vient de moi.
– Si c’est ce que tu veux.
– Un peu mon neveu. Je me tuerais si mon frère me vouait une reconnaissance éternelle. Il a autre chose à foutre.
– Justine ! Ton vocabulaire.
– Mais quoi mon vocabulaire !!! C’est quoi le vocabulaire que tu emploies pour me mentir ?
J’ai crié si fort qu’elle lève sa tête pleine de bigoudis pour vérifier que c’est bien moi qui viens de parler, là, derrière elle. Moi qui n’ai jamais dit un mot plus haut que l’autre dans cette maison. Même le jour où je me suis pété la tête en tombant de vélo et que j’ai mis du sang partout dans la cuisine.
– Qu’est-ce qui te prend ?
– Il me prend que… Tu savais que les gendarmes avaient ouvert une enquête après l’accident de tes fils ?
Elle marque un temps. Elle a l’air stupéfaite. Normalement il y a interdiction de contrarier mémé à cause de sa maladie du suicide. Je ne sais pas si elle fait cette tête à cause de ma question ou si c’est parce que j’ose la contrarier. Elle parvient à articuler d’une voix blanche :
– Quoi ?
– Parfaitement ! Une enquête !
Pépé débarque, son Paris Match à la main.
– C’est quoi ces clis ? il demande en se foutant déjà de la réponse.
D’un geste de la main, mémé m’intime l’ordre de me taire. C’est comme ça depuis toujours : interdiction de parler de l’accident sous ce toit, ça fait trop souffrir pépé et mourir mémé sur ordonnance.
Et là, j’entends mémé mentir :
– C’est rien. C’est Justine qui me tire les cheveux, ça me fait mal.
– C’est pas vrai pépé, je ne lui tire pas les cheveux, j’étais en train de lui demander si elle savait que les gendarmes avaient ouvert une enquête après la mort de vos fils parce que les circonstances de l’accident n’étaient pas claires.
Pépé me fusille du regard : je viens de profaner la tombe de ses souvenirs. Je sens mes jambes se dérober sous moi à cause de la culpabilité. Mais je ne baisse pas les yeux et les laisse dans les siens.
– Qui t’a dit ça ? me demande pépé.
– Starsky.
Il me dévisage comme si j’avais perdu la raison.
– Il m’a convoquée à cause des appels anonymes aux Hortensias. Et quand j’ai prononcé le nom de Neige, il s’est parfaitement rappelé qu’il y avait un truc qui clochait dans l’accident.
Mémé attrape sa canne et se lève brusquement alors que je n’ai pas fini sa mise en plis. Je la saisis par les épaules et la pousse sur son fauteuil. Je crois que je lui ai fait mal. C’est la première fois de ma vie que j’ose faire une chose pareille. Du coup, elle ne bouge plus. Elle a la tête rentrée dans les épaules. Je crois qu’elle a peur de ma violence. Et moi, j’ai honte. Je me mets à penser à tous mes oubliés, à cette facilité qu’ont les adultes à rudoyer les anciens. À ces histoires qu’on lit dans les journaux, de personnel soignant qui met des beignes aux petits vieux et les insulte dans les services de gériatrie. Je sens mes larmes monter.
– Pardon. J’aurais voulu… j’aurais voulu que vous répondiez à une de mes questions. Pour une fois.
J’ai perdu la partie. Ils ne me répondront pas. Et je n’élèverai plus jamais la voix. Je vaporise de la laque sur la tête de mémé. L’odeur se répand dans la cuisine. Puis j’enferme ses cheveux gris dans un filet qu’elle n’enlèvera que demain matin.
Pépé a abandonné son Match sur la table pour sortir ramasser les derniers mégots que Jules a jetés par la fenêtre.
En glissant le casque qui souffle de l’air chaud sur les fausses boucles de mémé, je pense qu’il faut que je retourne voir Starsky.
Quitte à le sucer, faut que je sache la vérité.