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Quand je me regarde dans le miroir de la salle de bains, je ne me trouve pas jolie. Mes sourcils sont droits. Normalement je devrais avoir deux arcs de cercle au-dessus des yeux, comme Janet Gaynor.

On dirait que mon visage n’a pas encore fait de choix, qu’il n’a pas fini de se dessiner. Ce que je ne trouve pas joli chez moi, je me dis qu’un jour ce sera la beauté de quelqu’un. Quelqu’un qui m’aimera et qui deviendra mon peintre. Ce sera celui qui me continuera. Qui me fera passer du brouillon au chef-d’œuvre si j’ai une grande histoire d’amour. On est tous le Michel-Ange de quelqu’un, le problème c’est qu’il faut le rencontrer.

Jules me dit que je suis trop fleur bleue, que je pense comme un livre.

C’est vrai que quand je couche avec des garçons, je pense comme un livre, mais c’est pas un livre à laisser entre toutes les mains.

Je ne couche jamais avec le garçon avec lequel je suis en train de coucher. Celui que je serre dans mes bras n’est pas celui que je serre dans ma tête. Je pense à quelqu’un d’autre, plus exactement je pense à plein d’autres. Les scénarios changent mais ils peuvent être jusqu’à cinq. Cinq bonshommes dans le plumard de mes fantasmes, c’est quand je suis très en forme. Le genre de truc qu’on ne ferait jamais dans la vraie vie, en tout cas, pas dans la mienne.

J’aime l’idée de l’amour, mais je m’ennuie quand je baise. J’ai besoin de promener ma tête ailleurs. Un jour, je renverrai mes hommes bidon et je coucherai avec le garçon avec lequel je suis en train de coucher.

La première fois que Lucien a embrassé Hélène, il a senti un battement d’ailes sous ses lèvres. J’attends le garçon qui sentira le battement d’ailes de mes lèvres. Il paraît que ça n’arrive pas tout le temps. Qu’on peut passer une vie à attendre ce battement.

Hier soir, j’ai à nouveau fait l’amour avec le mec de vingt-sept ans. Celui qui s’appelle Je-ne-me-rappelle-plus-comment.

J’ai une règle de conduite à laquelle je ne déroge pas : ne jamais coucher avec un type de Milly. Ce serait comme coucher avec un collègue de travail. Impossible de ne pas se croiser tous les jours. Alors, comme tous les autres, Je-ne-me-rappelle-plus-comment vit près du Paradis, à 30 kilomètres d’ici. J’avais une deuxième règle de conduite à laquelle je ne dérogeais pas avant Je-ne-me-rappelle-plus-comment : ne pas coucher deux fois avec la même personne. Là, c’est raté puisque je couche avec lui depuis pas mal de temps. Je lui ai même donné mon numéro de téléphone. Ce garçon m’agace, mais en même temps, je me sens bien avec lui quand il ne m’agace pas. Depuis qu’on couche ensemble, il me pose des questions.

D’habitude, mes « une nuit pas plus » se rhabillent en silence. Il faut dire que d’habitude, je fais ça dans la bagnole vu que je n’ai pas d’appartement. Mais celui-là, il a un studio. Et il ne bouge pas après l’amour. Il n’allume pas de cigarette non plus. Il me regarde, longtemps, puis me pose un tas de questions :

– Tu fais quoi dans la vie ? Et t’aimerais faire quoi si tu avais le choix ?… Ah ouais ? Non !… Tu me feras écouter ?… Tu vis encore chez tes parents ? Ah, je suis désolé. Comment c’est arrivé ? Mais alors tu vis seule ? Je connais ton frère, de vue.

– C’est pas mon frère c’est mon cousin.

– Pourtant il te ressemble.

– Ah bon… Je croyais que je ressemblais à personne. C’est peut-être parce que nos pères étaient jumeaux. Ou qu’on a grandi ensemble. Ses parents étaient avec les miens dans la voiture.

– La vache, c’est dingue ta vie, on dirait un film dramatique. Tu penses à tes parents ?

– Tous les jours.

– Tu te les rappelles ?

– Non. Mes souvenirs ont perdu la mémoire.

– Alors, comment tu fais pour y penser ?

– Pour mon père, j’écoute ses disques de Bowie et Bashung. Et pour ma mère, Véronique Sanson et France Gall. Je cherche des odeurs de femme, aussi. La crème de sa peau. J’ai longtemps cherché une crème qui serait pareille à mon souvenir d’elle qui ne se souvient pas. J’ai reniflé toutes celles qui existent sur la terre. Encore aujourd’hui, je collectionne les échantillons, des fois que… je sais pas. Que son odeur revienne.

C’était la première fois que je parlais d’un truc aussi personnel avec un « coup ». Ce genre de truc, je le garde pour Jules. Ou pour Jo si vraiment j’ai le blues.

Je ne suis pas amoureuse de Je-ne-me-rappelle-plus-comment. Je le sais parce que je ne pense jamais à lui. Avec lui, il n’y a que du présent. Je serais incapable de dire depuis combien de temps je le connais. Je n’ai aucun repère dans le passé. Et aucun projet d’avenir. Jamais je ne lui dis, à demain, à la semaine prochaine, à plus, on s’appelle.

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