La canicule est passée. Elle a duré six jours. Je suis crevée. Laminée. Déjà que je ne compte pas mes heures, mais en cas de crise comme celle-là, ce sont les heures qui ne nous comptent plus.
J’ai pris mon service à 8 heures. Je n’ai pas dormi de la nuit, je suis allée danser au Paradis jusqu’à 5 heures. J’ai eu besoin d’être jeune, de me soûler, de déconner, de me maquiller, de draguer, de mettre un décolleté, de fermer les yeux et de danser. De me faire croire que je suis jolie.
Depuis l’automne dernier, je finis souvent mes nuits dans les mêmes bras. Ceux d’un mec plus vieux que moi. Genre vingt-sept ans, qui s’appelle Je-ne-me-rappelle-plus-comment. Entre lui et lui, j’ai d’autres aventures d’une nuit, mais c’est souvent lui qui revient. Un peu comme une apparition bimensuelle.
Le dimanche, c’est le jour des visites. Pas pour tout le monde. Alors j’ai bu cinq cafés pour pouvoir m’occuper de ceux qui n’en ont pas. Le dimanche est un jour « à prendre avec des pincettes ». Il est chargé de chagrin. Ici, on pourrait croire que c’est tous les jours dimanche mais rien à faire. C’est comme une horloge biologique. Chaque dimanche, les anciens savent que c’est dimanche.
Après la toilette, retransmission de la messe à la télé et repas amélioré. Les avocats aux crevettes sont rebaptisés « surprises de la mer en mayonnaise » et les éclairs au chocolat, « délices de sucre fourrés ».
C’est un peu comme le potage de légumes quotidien. Il change de nom chaque jour alors que c’est de la flotte chaude. Le lundi, le breuvage se nomme « potage de saison », le mercredi, « velouté du jardin » et le vendredi, « soupe de légumes méli-mélo ». Les résidents adorent avoir les menus de la semaine. C’est leur carte au trésor. À part la rubrique nécrologique du Journal de Saône-et-Loire, c’est la seule lecture qui les intéresse encore.
Le dimanche midi, le kir en plus du vin fait digérer la matinée. Mais il faut faire attention qu’il n’y en ait pas un qui pique le verre de l’autre, sinon ils peuvent très vite s’engueuler, voire se taper dessus. Le réfectoire est une cour de récréation où beaucoup de résidents règlent leurs problèmes en frappant les autres. Même moi, j’ai déjà pris quelques claques.
Le dimanche midi, avec les collègues, nous disposons aussi des nappes blanches et des verres à pied. Comme au restaurant.
Après le déjeuner, certains repartent dans leur chambre à cause des visites de l’après-midi ou de Michel Drucker. Les autres, nous les occupons dans la salle des cartes avec ce que l’on trouve : petits spectacles, karaoké, loto, belote, projections, ça dépend. J’aime bien leur passer des films de Charlot, ça les faire rire.
J’aime aussi leur faire chanter Le Petit Bal perdu dans un micro relié à deux enceintes. C’est leur chanson préférée. Ils prennent le micro chacun à leur tour. Il nous arrive même de danser. Chez nous, c’est pas Dirty Dancing mais le cœur y est.
Cet après-midi, on a fait venir notre magicien. C’est toujours le même. Un gosse bénévole qui vit dans mon quartier et qui trimbale une ribambelle de tourterelles et de lapins blancs, comme des trousseaux de clés. Ses tours sont presque toujours ratés parce qu’il est trop maladroit, alors ses trucs se voient comme le nez au milieu de la figure. Mais pour les oubliés du dimanche, rien que de voir une tourterelle ou des lapins dans un chapeau, c’est merveilleux, ça les déleste du poids du jour.
Vers 14 heures, j’ai senti le regard bleu du « fantôme » dans mon dos. J’étais en train d’installer mes résidents pour le spectacle de magie. J’ai entendu son bonjour. Une des tourterelles s’est échappée de la manche du gosse.
Il se tenait derrière moi. Il m’a souri. Il m’a souri. Il m’a souri. Il m’a souri. Il tenait un livre à la main. Il portait un jean et un tee-shirt un peu trop grand.
– Bonjour, je viens faire la lecture à ma grand-mère, je voulais vous saluer avant.
C’est confirmé : quand je le vois, j’ai tout qui fout le camp.
Il a un sourire d’une infinie douceur. Sa peau est claire et ses mains ressemblent à celles d’une fille, fines et gracieuses. Face à lui, moi, Justine, je n’existe pas. Je suis normale. Terrienne. Rougissante. Et trop lucide pour imaginer qu’un homme comme lui puisse me voir autrement que comme la fille qui écoute sa grand-mère lui parler de la mer.
– Bonjour, j’ai répondu, c’est gentil, et bonne lecture.
Et je lui ai très vite tourné le dos. J’ai fait semblant de chercher une tourterelle avec le magicien. J’ai à nouveau senti son regard, derrière moi, insistant. Que voulait-il ? Me brûler la nuque comme le fait le soleil derrière la baie vitrée du dernier étage ?
Après le spectacle, je suis montée chez Hélène. J’ai frappé. Il était toujours là, son livre ouvert dans les mains. Il lisait à voix haute :
– Le matin, ils se retrouvaient dans la salle du petit-déjeuner car le premier levé mangeait lentement pour laisser à l’autre le temps d’arriver et tous les jours, grand-mère redoutait que le Rescapé fût parti sans l’avertir, ou bien qu’il fût lassé de sa compagnie et qu’il changeât de table et passât devant elle en la saluant froidement, comme tous ces hommes du mercredi, des années plus tôt…
Sa voix, belle, fluette et forte à la fois. Comme des doigts sur les touches d’un piano, qui passent des graves aux aigus. Enfin je dis ça, mais je n’y connais pas grand-chose en piano. Et encore moins en spécimens extraterrestres comme lui. À part mon frère. Mais c’est mon frère. Je n’ai pas peur de lui ébouriffer les cheveux.
Il m’a vue, il a aussitôt arrêté de lire.
– C’est quoi ce que vous lui lisez ? j’ai demandé à mes pieds.
– Mal de pierres, il a répondu.
Je n’ai pas osé lui dire qu’elle l’avait déjà lu. Enfin, que Rose lui avait déjà lu. J’ai levé la tête en direction d’Hélène. Je l’ai vue sourire depuis sa plage. J’ai répondu aux murs :
– Ça a l’air de lui plaire.
Il a hoché la tête. Enfin je crois.
Je suis partie, en silence. Parce que je n’existe pas quand il est là. Ensuite, je ne l’ai pas revu. J’ai jeté un coup d’œil sur le toit, la mouette était à sa place et semblait dormir. Il a laissé Mal de pierres sur la table de nuit, entre Janet Gaynor et Lucien, avec mon prénom dessus écrit au stylo plume. Il a une belle écriture. Je n’avais jamais vu « Justine » aussi bien écrit.
« Pour Justine ».
Il avait signé, « Roman ».
Il s’appelle Roman. Ça ne s’invente pas.
Il est 21 heures. J’ai des courbatures partout. Monsieur Vaillant m’a demandé de lui masser les mains. Ce soir, j’ai répondu. Ensuite, j’irai m’occuper de celles d’Hélène. J’aime bien monsieur Vaillant. Ça ne fait pas très longtemps qu’il est parmi nous. Il n’est pas heureux ici. Sa maison lui manque, bien plus que sa femme. C’est ce qu’il me dit tous les jours. Après monsieur Vaillant et Hélène, j’irai éteindre les télés de ceux qui se sont endormis.
Puis, moi aussi, je relirai Mal de pierres avant d’écrire sur le cahier bleu, que je n’ai pas touché depuis des semaines à cause de la canicule.