Le dimanche le plus dingue que j’aie jamais connu depuis que je travaille ici. Jo et Maria non plus n’avaient jamais vu ça.
Même la retransmission de la messe en a pris un coup : à 11 heures, il n’y avait plus personne devant le grand écran de la salle télé.
Hier, il y a eu quinze appels téléphoniques entre 14 heures et 15 h 30 depuis la chambre de monsieur Paul. Et ils ne concernaient que les familles qui habitent à plus de 300 kilomètres. Parce que l’inconnu du téléphone est super bien organisé. En plus, d’après madame Le Camus, il ou elle utilise un modificateur de voix.
– Bonjour, ici Les Hortensias, maison de retraite à Milly, nous sommes au regret de vous apprendre le décès de… Merci de vous présenter à l’accueil demain matin avant 11 heures, heure du transfert du corps vers la chambre mortuaire située 3, rue de l’Église, à Milly. Toutes nos condoléances.
Pour les familles qui habitent tout près d’ici, les coups de fil ont été passés hier soir, après 23 heures. Pour que personne ne puisse débarquer avant ce matin.
J’étais de garde hier soir. Je suis passée voir monsieur Paul vers 22 heures, il était seul. Si Peter Falk était toujours de ce monde, je suis sûre qu’il réglerait ça en deux coups de cuillère à pot.
Madame Le Camus est sur les dents et Starsky et Hutch perquisitionnent les chambres des « victimes ». On se croirait dans une série américaine. Sauf que les flics sont moins sexy.
Toutes les familles ont décidé de porter plainte contre Les Hortensias. Et Les Hortensias portent plainte contre X. Est-ce qu’on a le droit de porter plainte contre X quand on est un oublié du dimanche ?
Mais ça a été le plus beau dimanche de mémoire de dimanche que j’aie connu : l’accueil, les couloirs, la salle des cartes et la salle vidéo étaient vides. Notre magicien est rentré chez lui avec sa ribambelle d’oiseaux, Chaplin est resté dans son DVD et Le Petit Bal perdu dans son micro.
Roman est venu voir Hélène. Je ne l’ai pas croisé, j’étais trop occupée à donner des nouvelles des vivants aux vivants.
Quand je suis passée embrasser Hélène avant de partir, il y avait encore son parfum sur elle. Alors je suis restée un peu. Je me suis assise à côté d’elle, et je lui ai lu des extraits de mon cahier :
Depuis le 4 octobre 1940, tout « ressortissant étranger de race juive » doit être interné. Simon ne quitte plus la cave du café. Hélène et Lucien ont fait croire aux clients qu’il était reparti du jour au lendemain sans laisser d’adresse.
La commune de Milly est en zone occupée. La police française veille, fouille, perquisitionne. Des officiers allemands entrent dans le café, consomment et repartent. Quand ils entrent, c’est toujours Lucien qui les sert. Dès qu’ils poussent la porte, il donne l’alerte à Simon en lançant un coup de pied dans une trappe en acier dissimulée derrière le bar. Le moindre choc résonne jusqu’à la cave.
Simon se dissimule alors – non sans mal et à l’aide d’un marchepied – à l’intérieur d’un faux plafond fabriqué par le père du père Louis. Et il reste en suspension jusqu’à ce que Lucien vienne le délivrer. Il ne pourrait pas s’extraire seul de sa cachette. Une fois fermée, elle ne peut se déverrouiller que de l’extérieur.
Après avoir alerté Simon, c’est au tour d’Hélène. Pour la prévenir de rester en retrait, il existe deux codes : baisser le volume de la radio posée sur une étagère derrière le bar ou décrocher la photo de Janet Gaynor des étagères pour la coller sur la porte à l’entrée de la cuisine. Comme s’il fallait déplacer le portrait pour faire la poussière. Baisser le volume de la radio signifie : des Allemands boivent un verre. Déplacer Janet : police française, milice, Gestapo, inconnus douteux.
Le soir, quand le bistrot est fermé et que les chaises sont rangées sur les tables, Lucien et Hélène rejoignent Simon dans la cave. Ils dînent ensemble d’une soupe de topinambour et d’un morceau de pain gris en écoutant la radio.
Simon ne joue plus de violon. Il regarde l’instrument enfermé dans son étui comme si c’était une partie de lui qu’on avait mise dans un cercueil.
Lorsqu’il se fait tard, Lucien et Hélène rejoignent leur chambre. Lucien veut lui faire un enfant. Il rêve d’un enfant avec elle. Mais Hélène ne tombe pas enceinte, il lui dit que c’est parce qu’elle ne l’aime pas d’amour.
Hélène s’est endormie.
Fin de journée. Fin de dimanche.
Hélène s’est tirée sur sa plage, et moi, je vais rentrer dans l’ancienne chambre de mon père.
Dans les vestiaires, je vois que j’ai trois appels en absence de Je-ne-me-rappelle-plus-comment sur mon portable. Je ne lui téléphone jamais. S’il est au Paradis, c’est agréable. S’il n’y est pas, il n’y est pas.
Mais d’avoir vu ces faux orphelins défiler toute la sainte journée, ça m’a retourné quelque chose. C’est comme si le 15 août avait débarqué le jour de la Toussaint pour faire une surprise.
Je compose son numéro pour la première fois. Une sonnerie et il me dit, direct :
– Tu viens ?
– Il est tard, je suis crevée.
– Tu viens ?
– Je tiens plus sur mes jambes.
– Je les tiendrai pour toi. Tu viens ?