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Edna accouche d’une petite fille le 30 mars 1947 à une heure du matin. La petite fille se présente par le siège, l’accouchement dure soixante-douze heures. Simon/Lucien ne lui lâche pas la main, il la laisse mordre, insulter, crier, pleurer, supplier. Dès que le nouveau-né pousse son premier cri, Edna perd connaissance. Elle abandonne.

Lorsqu’elle rouvre les yeux, Edna voit Simon/Lucien près de son lit, leur bébé dans les bras. Il observe l’enfant comme s’il cherchait une trace, une empreinte, quelque chose de familier sur son visage. Lucien ne sourit pas à sa fille, il la questionne du regard.

– Simon, comment veux-tu l’appeler ? lui demande Edna.

Il répond sans réfléchir :

– Rose.

– Pourquoi, Rose ?

– C’est l’odeur que je préfère. Je m’en souviens. C’est l’odeur que je préfère, répète-t-il.


Quelques mois après la naissance de Rose, ils déménagent dans le Finistère à L’Aber-Wrac’h, route des Anges. Là où la mer est folle à lier et lave tout, plusieurs fois par jour, entre le soleil et la pluie, les esprits se perdent, courent se mettre à l’abri.

C’est ce qu’Edna veut. Se mettre à l’abri. Ne jamais croiser de visages familiers. Ou une personne qui aurait reçu le même courrier qu’elle, accompagné du portrait de Lucien Perrin crayonné.

Simon/Lucien a trouvé du travail dans une conserverie. Edna est infirmière dans un établissement scolaire. Elle s’est sciemment éloignée de toute institution médicalisée. À cause du portrait.

Vis-à-vis de sa fille, Edna ressent la même violence de sentiment qu’envers son mari, celui de l’avoir volée à une autre. La nuit, quand elle se lève pour la bercer, elle culpabilise. Elle pense que Rose pleure parce qu’elle appelle sa véritable mère. Et quand ses bras ne la calment pas, que ses mots doux et ses caresses ne parviennent pas à étouffer son chagrin, elle a envie de la jeter par la fenêtre, de la mettre dans un train ou dans une enveloppe sur laquelle elle écrirait : Café du père Louis, place de l’Église, Milly.

Edna préférait avant. Quand elle n’avait que deux hommes à aimer : Simon et le fantôme de Lucien. Depuis la naissance de Rose, elle a l’impression qu’Hélène se rapproche de jour en jour.

Edna voudrait les éloigner davantage. Partir à l’étranger. Tant qu’ils resteront en France, ils seront en danger. Elle pense de plus en plus à l’Amérique. Là où tout est possible, là où il y a des clandestins, des étrangers, des usurpateurs, comme elle. Une nouvelle langue à apprendre, à parler, à écrire, c’est peut-être en ça que réside la guérison de l’homme qu’elle aime. Car il s’enfonce peu à peu dans une dépression silencieuse. Il passe des heures à fouiller dans sa tête vide de passé en lisant et relisant des romans qu’il pense avoir déjà lus, avant sa blessure. Il pose des questions aux murs du salon – où et quand ? Mais il n’obtient que du silence, autour de lui rien ne fait plus jamais écho. Alors il monte se coucher, la tête pleine de trous. Seule Rose parvient à le faire rire vraiment. Un rire vrai, un rire qui fait du bruit, qui vient du corps, là où il lui reste une infime réserve de joie.

Parfois, Edna se demande s’il est possible qu’un homme amoureux reproduise celle qu’il aime trait pour trait avec une autre. Il lui semble qu’en grandissant, Rose ressemble parfois à Hélène. Une folie qu’Edna porte en elle comme un nouveau rhésus sanguin. Depuis la naissance de sa fille, elle paye le mensonge comptant. Alors qu’avant, il y avait des heures de paix. Des heures brèves, mais sereines. En cauchemar, elle revoit Hélène derrière son comptoir, elle revoit son regard qui se pose sans jamais s’attarder.

Quand elle se réveille, Edna ne sait pas. Edna ne veut pas savoir. Ne veut pas se souvenir. Elle ouvre les fenêtres et laisse le vent du large emporter les mauvaises pensées qui s’accrochent aux rideaux de la chambre où elle et Simon ne font plus l’amour.

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