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Tu devrais mettre ton haut rouge, ça t’irait mieux, t’es mal coiffée aujourd’hui, range ta chambre, ne laisse pas traîner tes affaires, c’est toi qui m’as piqué mon rouge à lèvres, d’accord, ça va ma puce, aide-moi à débarrasser, tu viens avec moi au magasin, je passe te reprendre à 16 heures, tu me demandes mon avis, je te donne mon avis, j’ai pas le temps là, t’as fait tes devoirs, mais qu’est-ce que c’est que ça, t’as vu si c’est beau, tu n’iras pas, je t’ai acheté ça, fallait pas commencer, va mettre la table, non, non, non, bon d’accord mais une seule fois, ne rentre pas trop tard, pas de chocolat, pas de soda après 18 heures, tu ne pars pas sans prendre un petit déjeuner, mets ta veste il fait froid dehors, mais qu’est-ce que c’est que ce bordel, tu t’es brossé les dents, il serait peut-être temps de grandir, va prendre ta douche, ne t’inquiète pas, ce n’est pas grave, je t’aime, bonne nuit, qu’est-ce que t’es belle ce matin, j’adore ce truc sur toi, ton prof d’histoire-géo vient d’appeler, il est tard, va te coucher, mais si c’est important les maths, ça va mon amour, c’est qui ce garçon, je sais que tu n’aimes pas lire mais ça tu vas adorer, je te récupère à quelle heure, ils font quoi ses parents, éteins les lumières, ne marche pas pieds nus, on va aller voir un médecin, ne discute pas, viens faire un câlin, si tu n’obéis pas, j’appelle ton père.

Avoir une mère, même chiante, même dingue, même mère.

Je ne sais jamais si c’est bien. Si je suis bien. Si la note est juste.


Hier soir, j’ai dîné avec Je-ne-me-rappelle-plus-comment. Juste avant le restaurant, dans la salle de bains, quand je me préparais, j’aurais aimé piquer son rouge à lèvres à ma mère. Mémé n’a pas de rouge à lèvres. Sur l’étagère de la salle de bains, y a qu’une vieille bombe de laque Elnett, des gants de toilette et un pot de crème Nivea.

Je-ne-me-rappelle-plus-comment m’a donné rendez-vous dans un restaurant japonais. Il m’a à nouveau posé plein de questions pendant que je galérais à manger mes sushis avec des baguettes. Mes parents, mon frère, mes grands-parents, Les Hortensias, mes collègues, mon enfance, le collège, le lycée, mes derniers mecs.

Avec lui, pas de temps mort ni la peur de ressembler aux couples qui ne se disent rien à table, qui font semblant d’observer les luminaires ou le bouquet de fleurs imprimé sur leur serviette.

Puis il m’a dit que j’étais belle. Quand il a dit ça, il avait tellement l’air sincère que j’ai coupé court, surtout qu’il ne me plaît pas du tout. Enfin, pas vraiment. Personne ne me plaît vraiment. À part Roman.

– Il faut que je rentre, j’ai promis à ma mère de l’aider à faire un truc demain matin.

Il m’a dévisagée.

– Je croyais que ta mère était…

– Morte. Mais elle m’attend au cimetière. À 8 heures.

– Tu vis avec les vieux et les morts. T’es moderne comme fille…

– T’es ni vieux, ni mort.

– Mais tu ne vis pas encore avec moi.

– …

– …

– Il faut qu’on arrête de se voir.

– On se retrouve au Paradis demain soir ?

– Non. Demain soir, je suis de garde.

– Je te raccompagne ?

– Non. Je suis venue avec la 4 L de mon grand-père…


Dans la voiture, j’ai pensé à Je-ne-me-rappelle-plus-comment pour la première fois.

Je passe mon temps à interroger les résidents des Hortensias, mes parents dans leur tombe, mes grands-parents dans leur cuisine. Avec lui, c’est le contraire. C’est moi qui réponds aux questions.

Et quelque chose en moi n’arrive toujours pas à s’en débarrasser.

Je-ne-me-rappelle-plus-comment ressemble à ces airs agaçants qu’on fredonne toute la journée parce qu’ils ne nous sortent pas de la tête. Un jour, je me dis, c’est fini, je ne le verrai pas ce week-end, et quand il débarque sur la piste du Paradis, qu’il m’embrasse dans le cou, je n’arrive pas à lui dire, dégage.

Je ne suis pas rentrée tout de suite. Ils repassaient Amélie Poulain au cinéma. J’adore ce film, et j’ai un faible pour monsieur Dufayel… Encore un petit vieux.

La salle de cinéma était vide. Je me suis calée au premier rang, fauteuil du milieu, et je suis partie dans le monde d’Amélie en léchant un esquimau chocolat-fraise. Le bonheur.

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