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En 1936, ils ferment leur bistrot du 20 au 31 août, sur une grande pancarte Lucien écrit :

FERMÉ POUR CAUSE DE CONGÉS.

Même la mouette disparaît du toit.

Pendant onze jours, les hommes de Milly sont condamnés à boire seuls. À réparer une fuite d’eau, gratter la terre de leur jardin, couper du bois, graisser la poulie du puits, accompagner leur dame à la messe.

C’est la première fois que le café du village ferme depuis leur naissance. Même pour les anciens qui ne se souviennent plus de leur âge.

Quand Lucien et Hélène rouvrent leur commerce au matin du 1er septembre, Baudelaire trépigne devant la porte, un portrait de Janet Gaynor à la main qu’il a découpé dans un magazine. Il entre dans le bistrot avec sa nouvelle compagne comme s’il entrait dans une cathédrale pour l’épouser.

En ce jour de 1er septembre, tous les clients font un peu la tête, surtout à Hélène. C’est à elle qu’ils en veulent d’avoir fermé boutique. Les hommes sont silencieux, sauf lorsqu’ils exhibent le portrait de Janet Gaynor tour à tour, déclamant à Hélène que cette femme-là est la plus belle femme du monde. Qu’il y en a qui feraient bien de prendre modèle sur elle et de se coiffer un peu mieux. Hélène n’y prête pas attention et reprend ses habitudes, elle reprise les trous aux poches et aux coudes, ignorant sa rivale de papier glacé.

Le soir, alors que le café est fermé depuis plus d’une heure, Hélène retrouve le portrait de Janet Gaynor abandonné sur un coin du bar. Est-ce qu’elle sait lire… ? C’est la première chose que se demande Hélène en regardant le portrait. C’est toujours la première chose qu’elle se demande quand elle rencontre quelqu’un.

Elle a appris à lire à l’âge de seize ans. Elle a eu la sensation de naître quand elle a touché l’alphabet, d’apprendre à respirer. Ensuite, sont venus les mots, puis les phrases. La première phrase qu’elle a su lire, elle s’en souviendra toujours. Elle est extraite d’ Une vie, de Guy de Maupassant, un roman qu’Hélène a lu vingt fois, peut-être trente, depuis : « Toute petite, comme elle n’était point jolie ni turbulente, on ne l’embrassait guère ; et elle restait tranquille et douce dans les coins. »

Lorsque Hélène lit des phrases aussi sinistres que : « Alors l’humide et dur paysage qui l’entourait, avec la chute lugubre des feuilles, et les nuages gris entraînés par le vent, l’enveloppa d’une telle épaisseur de désolation qu’elle rentra pour ne point sangloter », elle exulte. Aucune lecture ne peut l’attrister. Chaque mot est une gorgée de chaleur qui l’enivre joyeusement. Avant la lecture, Hélène ressemblait à Jeanne, l’héroïne de Maupassant, enfermée dans un couvent.

Hélène avait toujours le sentiment de rester à la surface des choses, des gens. En lisant, elle croque dans un fruit qu’elle a convoité pendant des années et sent enfin son nectar sucré couler dans sa bouche, sa gorge, sur ses lèvres, ses doigts.

Avant la lecture, sa vie se résumait à des gestes quotidiens, habituels, qui la plongeaient dans un profond sommeil à la fin de la journée, comme un cheval de trait abruti de fatigue. Maintenant, ses nuits sont peuplées de rêves, de personnages, de musique, de paysages, de sensations.

Hélène observe Janet Gaynor, son beau regard songeur, provocant et lointain. Ses sourcils parfaits, sa bouche parfaite, ses cheveux parfaits, son cou dénudé. Hélène n’ose pas la jeter. Elle la coince entre deux bouteilles de Malvoisie Saint-André.

Plus tard, la photo de Janet Gaynor a été collée, punaisée, scotchée entre les bouteilles de limonade et les verres à pied derrière le comptoir. Presque toujours à la même place pendant des années. Elle a fini accrochée au percolateur qui a été livré après la guerre avec les bouteilles de Coca-Cola. À chaque fois qu’une boisson chaude coulait, Baudelaire disait que la vapeur d’eau décoiffait un peu Janet.

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