Chaque matin, les veilleurs de nuit nous transmettent les informations. Madame Le Camus nous dit qui va à quel étage.
On réveille les résidents. On les aide à se laver. On les descend au réfectoire. On les installe. On leur donne les médicaments préparés par les infirmières. On leur sert leur petit déjeuner. On les remonte dans leur chambre. On fait leurs lits. Puis, les shampooings ou poses de vernis à ongles, si demande il y a. À midi, on les redescend pour le déjeuner.
Ça, c’est si on fait les étages des résidents « indépendants ». Jo, Maria et moi nous nous occupons souvent de l’étage des « dépendants ». On réveille les résidents. On les lave. On les fait manger. Et, selon, on les descend avec les autres dans le jardin s’il fait beau ou ailleurs si c’est l’hiver comme en ce moment.
Si je ne faisais pas d’heures supplémentaires, je ne pourrais pas écouter les histoires qu’ils racontent. Ce qui veut dire que mes heures supplémentaires sont des solstices d’été. À chaque fois que je travaille, mes jours rallongent. Avec les femmes, je masse les mains, les pieds, ou je leur mets une crème de jour sur le visage tout en leur posant des questions. Avec les hommes (beaucoup moins nombreux que les femmes aux Hortensias comme dans toutes les maisons de « retraite » du monde), ça dépend. Je lave les cheveux, je coupe les poils du nez ou des oreilles tout en posant les mêmes questions qu’aux femmes.
Des cahiers bleus je pourrais en écrire des centaines. Parfois, je me dis que je pourrais transformer chaque résident en nouvelle. Mais il faudrait que j’aie une jumelle.
C’est fou ce que les filles s’occupent bien de leurs parents. Quand j’étais petite, je voulais avoir un garçon. Depuis que je travaille aux Hortensias, j’ai changé d’avis. À part quelques exceptions, les fils passent de temps en temps. Souvent accompagnés de leur femme. Les filles, elles, elles passent tout le temps. La plupart des oubliés du dimanche n’ont que des fils.
Je fais toujours la chambre d’Hélène en dernier pour avoir du temps. Ce matin, quand j’arrive avec mon chariot, Roman est là.
J’ai baisé toute la nuit avec Je-ne-me-rappelle-plus-comment. Quand je vais mal, ou je bois cul sec ou je baise.
Après avoir sauté du premier étage du service municipal et espace public, je suis allée directement chez lui. Il n’était pas là. Je l’ai attendu une heure sur le palier. Je ne pouvais pas rentrer chez moi. Pas après ce que je venais de lire. Les photos de l’accident étaient dans une pochette grise. Je l’ai volée. Je ne les ai pas regardées, sauf la première. Pendant que j’attendais Je-ne-me-rappelle-plus-comment sur le palier, j’ai soulevé le rabat. Je n’ai vu qu’un amas de tôles. J’ai imaginé que celles du dessous étaient terribles. Qu’on y voyait les corps ensanglantés de mes parents.
Dès que Je-ne-me-rappelle-plus-comment est arrivé, il m’a pris la pochette des mains et l’a brûlée dans sa douche avec de l’alcool ménager. Quand ça a fini de brûler, il ne restait plus rien qu’une sale odeur dans l’appartement.
On a aéré. Et j’avoue que j’ai pleuré.
Après, on a cherché un Pierre Léger dans l’annuaire du département. C’est le seul témoin de l’accident. Je n’avais jamais entendu parler de lui. Il n’était pas mentionné dans l’article du journal.
Je-ne-me-rappelle-plus-comment a trouvé sept Pierre Léger. Il les a appelés les uns après les autres. Jusqu’à ce qu’il trouve le bon. Il a dit :
– Ne quittez pas, je vous passe mademoiselle Neige.
Il m’a tendu son téléphone.
– Allô bonsoir… Je suis Justine Neige, la fille de Christian et Sandrine Neige qui se sont tués en voiture à Milly en 1996. C’est vous qui avez appelé la gendarmerie ?
Long silence. Pierre Léger a fini par répondre :
– À l’époque, j’ai demandé aux journalistes que mon nom n’apparaisse nulle part, comment vous m’avez retrouvé ?
Premier mensonge :
– C’est mon grand-père, Armand Neige, qui m’a donné votre nom.
– Comment il connaît mon nom ?
Deuxième mensonge :
– Je ne sais pas. Milly est un petit village, tout se sait.
Silence. Souffle dans le téléphone. La télé était allumée dans la pièce où il se trouvait. C’était sans doute le journal télévisé, j’entendais des tirs de roquettes.
– Qu’est-ce que vous voulez ?
– Je veux savoir ce que vous avez vu, ce matin-là.
– J’ai vu la voiture sortir de la route et percuter un chêne. Le choc a été tellement violent qu’elle a fait plier l’arbre.
– La voiture roulait vite ?
– Une fusée.
Silence. Gorge serrée. J’avais du mal à parler.
– Il y avait du verglas sur la route ?
– La voiture m’a doublé – le chauffeur roulait tellement vite que j’ai gueulé et je l’ai klaxonné. J’ai pas eu le temps de voir les gens à l’intérieur. C’est qu’après que j’ai su qu’ils étaient quatre. J’ai pas eu le temps de dire ouf de toute façon. La voiture a roulé 200 mètres devant moi, a fait des zigzags et s’est encastrée dans l’arbre.
Silence. Il a repris :
– Au début, j’ai pas osé descendre de ma voiture… Je me suis dit qu’ils devaient être en charpie là-dedans… Vous allez pas me croire, mademoiselle, mais on m’avait offert mon premier téléphone portable la veille, pour mon anniversaire… Le premier numéro que j’ai composé avec, c’est le numéro des pompiers… Après je l’ai jeté et j’ai plus jamais voulu en avoir un… Entre le moment où j’ai téléphoné et le moment où les pompiers sont arrivés, il s’est passé dix bonnes minutes… Je suis sorti de ma voiture, mes guiboles me portaient plus… Je me suis approché de la carcasse, c’était une compression de tôle… Toutes les vitres avaient explosé… On aurait dit qu’on avait mis une bombe là-dedans… Aucun son ne provenait de l’intérieur… J’ai tout de suite compris qu’ils étaient…
– Vous les avez vus ?
– Non. Et quand bien même j’aurais vu quelque chose, je vous le dirais pas. De parler des morts, ça ne les ramène pas.
– Si, monsieur Léger, je vous jure que ça les ramène un peu.
Je crois bien que j’ai une sale tronche. Roman aussi. Il est très pâle. Je croyais qu’il y avait du soleil au Pérou. Mais dans ses yeux, toujours ce bleu à perpétuité. Je donnerais ma vie pour me noyer en dedans de lui. Et je ne voudrais surtout pas qu’on repêche mon corps.
– Comment allez-vous, Justine ?
– Bien. Merci.
– Vous avez l’air fatiguée.
– J’ai eu une nuit difficile.
– Vous avez travaillé ?
– Oui. C’était bien votre voyage ?
– Comme tous les voyages. On apprend comme à l’école sauf que le prof est passionnant et inoubliable.
Je souris. Il tient la main gauche d’Hélène dans les siennes.
– Ma grand-mère n’a jamais porté de bijoux.
– Non. Elle a toujours eu horreur de ça.
– Vous savez tant de choses sur elle. Vous écrivez toujours pour moi ?
– Oui.
– J’ai hâte de lire… Ça me rassure de savoir que vous êtes près d’elle, tout le temps… Si j’étais vieux… j’aimerais qu’une jeune femme comme vous s’occupe de moi… Vous êtes douce. Ça s’entend et ça se voit.
J’ai envie de lui faire croire qu’il a cent ans. Je prie même pour que tout à coup, il ait cent ans. Mais…
– Je vais vous demander de quitter la chambre pendant dix minutes, il faut que je fasse sa toilette.
Il lâche la main d’Hélène.
– Je sais que je n’ai pas droit aux visites le matin, mais je ne peux pas faire autrement, à cause du train, puis la voiture après, c’est tellement loin, ici.
– Je sais, c’est ce que tout le monde dit.
– Je vais boire un café.
– Au deuxième étage il y a une nouvelle machine. Le café est presque aussi bon qu’un bon café.
Il quitte la chambre. Je prends la main gauche d’Hélène dans les miennes. Elle est chaude. Je l’embrasse. J’embrasse les empreintes de Roman. C’est déjà pas si mal.
Elle ouvre les yeux et me regarde.
– Hélène, je comprends pourquoi vous avez attendu Lucien. Je comprends tout maintenant.
Elle a toujours les yeux posés sur moi, mais elle ne dit rien. Cela fait trois semaines qu’elle n’a pas dit un mot. C’est moi qui parle à sa place dans le cahier bleu.
Je mets ma pancarte sur sa porte « Soins en cours, ne pas entrer ».
– Hier soir, j’ai lu le rapport de l’accident de mes parents.
Je retire sa chemise délicatement pour ne pas lui faire mal.
– J’ai fait un truc de dingue. Je suis rentrée par effraction chez les flics. Enfin, les gendarmes. Je sais, vous n’aimez pas la police française.
J’enlève ses oreillers et rehausse la tête du lit. Je remplis la cuvette une première fois. Pour Hélène, je mets toujours une eau un peu plus chaude parce qu’elle est frileuse.
– J’ai fait comme vous dans la classe le soir de la mouette. Je me suis planquée dans un placard et j’ai attendu que tout le monde soit parti. Et j’ai réussi à trouver le dossier qui parle de l’accident de mes parents. Ils roulaient comme des fous. Les parents ne devraient pas rouler comme des fous. Au lieu de lire des livres du genre Comment être une bonne mère, ils devraient respecter les limitations de vitesse.
Je place une alèse sous son corps. Je commence toujours par lui nettoyer le siège. Puis le dos.
– Et apparemment, le système de freinage aurait merdé… mais c’est pas sûr.
Je lui savonne les bras, le thorax, l’abdomen. Je masse ses coudes au passage avec de l’huile d’amande douce.
– On est jeudi aujourd’hui. Votre fille va venir vous faire la lecture. Et puis, votre petit-fils est là.
Je la remets sur le dos et dégage la partie inférieure de son corps. Je savonne et je rince, précautionneusement. Je connais son corps par cœur. Ce corps qui a tant aimé Lucien. Nous, les aides-soignantes, nous sommes les gardiennes du temple des amours passées. Mais ça ne se voit pas sur notre fiche de paye.
Hélène articule quelques mots :
– Toutes ces années à l’attendre. Au café, les hommes me disaient, Il est mort Lucien, faut vous faire une raison.
C’est bon de réentendre sa voix et surtout, c’est bon signe. Dès qu’un résident cesse de parler, les médecins demandent des examens neurologiques.
Je masse ses talons. Et après avoir essuyé chaque centimètre carré de son corps, je lui passe une chemise propre. Hélène reprend son monologue :
– Il ne pouvait pas être mort.
Enfin, je lui lave le visage avec de l’eau claire et un peu de lait pour bébé. Je finis par lui brosser les dents et je la fais cracher dans le haricot.
Je jette tout : gant de toilette, alèse, couche.
Je note sur sa fiche de soins qu’elle a parlé.
J’enlève la pancarte. Roman attend derrière la porte. Il entre et jette un œil en direction de mon chariot. Puis vers moi. Il dit, Merci. Je réponds, Je vous laisse avec elle.