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1933, après l’été

Le père de Lucien s’est remarié à cause de L’Art de la fugue de Jean-Sébastien Bach, Contrepoint 3, qu’il a joué à la cathédrale de Saint-Vincent-des-Prés. Après l’office religieux, une femme a voulu rencontrer l’homme qui l’avait si merveilleusement interprété. Elle a emprunté l’escalier qui menait aux orgues. Une heure après, elle a demandé Étienne en mariage. Il a dit oui. Il l’a suivie et il a déménagé à Lille.

Étienne a laissé la maison, les meubles, les draps, la vaisselle et les livres en braille à Lucien qui n’a pas voulu quitter la région. Il a demandé à son fils pourquoi il voulait les livres en braille, il a répondu, Pour conserver tes empreintes. Lucien a regardé son père entrer dans la belle automobile de sa nouvelle femme. Il avait l’air heureux. Il l’a embrassé et pour la dernière fois il lui a donné une indication sur ce qu’il voyait et qu’Étienne ne verrait jamais :

– Tu as l’air heureux.

Depuis le départ de son père, Lucien travaille dans un café, celui du père Louis. C’est le seul café de Milly. Il aide à servir, charger et décharger les caisses de bouteilles, les fûts de bière, redistribue chaque soir les hommes soûls à leurs femmes et s’occupe de l’entretien des sols, des vitres et des verres. Il doit aussi donner un coup de main au père Louis les jours d’affluence, c’est-à-dire jamais.

Depuis le jour des mensurations, Lucien prend le train une fois par semaine, le samedi, pour rejoindre Hélène à Clermain. Parfois, il s’y rend à vélo. Toujours vêtu de son costume bleu marine en flanelle. Il va directement à l’église et ne s’arrête jamais en chemin, il regarde la statue devant laquelle Hélène priait la première fois et se cache dans le confessionnal. Vers 18 heures, Hélène le retrouve. Puis ils attendent en silence de se faire enfermer dans l’église.

Lucien glisse ses pourboires de la semaine dans le tronc et illumine le corps d’Hélène en brûlant des cierges. Il guide les doigts d’Hélène vers la lecture et les siens vers l’amour. Hélène a une préférence pour les histoires qui se passent au bord de la mer, même si elle ne l’a jamais vue.

Depuis qu’ils se sont rencontrés, Hélène a beaucoup changé. La lecture l’a déverrouillée. Comme si le jour la pénétrait enfin et ressortait par tous les pores de sa peau. Elle bouge comme une femme qui porte enfin des robes légères après un très très long hiver.

Quand ils commencent à s’endormir, elle lui parle de son enfance, c’est comme une berceuse. Elle lui parle de l’école des filles. Des jours de fièvre, des mots qui refusaient d’entrer dans son regard, de sa bouche qui devenait folle et recrachait n’importe quoi, du désespoir de l’isolement. Elle lui parle de la seule chose qu’elle savait faire avant lui : des robes et des pantalons.

Elle lui raconte le soir où elle a léché les mots sur le tableau qu’elle pensait empoisonné. Et la petite mouette qui s’est jetée contre la fenêtre pour lui sauver la vie. Elle lui affirme que chaque être humain est relié à un oiseau. Et que certaines personnes ont le même. Il suffit d’observer le ciel pour voir que son oiseau n’est jamais loin. Elle dit que les oiseaux ne meurent pas, qu’ils se donnent à l’infini. Que dès qu’on met un oiseau en cage, un homme devient fou.

Lucien lui répond qu’il l’aime. Il n’a jamais rien entendu d’aussi beau que la voix d’Hélène.

– Parle encore…

Pendant qu’elle parle, il la respire. Cette fille a l’odeur d’un bouquet de roses et d’aubépine. Une fragrance domestique et sauvage. Quand elle fait silence, il brûle de nouveaux cierges pour la voir jouir de lui.

Le dimanche matin, ils repartent tôt à cause de la messe qui commence à 8 heures. S’il prend le train, Hélène l’accompagne à la gare. S’il repart à vélo, Hélène regarde l’horizon l’avaler.

Quand elle se retrouve seule, elle rentre chez elle sans passer par l’atelier où elle ne travaille plus beaucoup. Depuis qu’elle connaît Lucien, elle ment à ses parents. Comme à l’époque où elle était cancre. Elle s’invente des maux de tête terribles pour s’enfermer dans sa chambre et passer des heures à lire du bout des doigts.

Elle n’est pas amoureuse de Lucien. Elle lui est reconnaissante. Il l’a sortie de prison alors qu’elle était condamnée à perpétuité. Grâce à lui, elle sent le vent dans ses cheveux, le soleil lui mordre la peau, les sourires lui gercer les lèvres. Il est son meilleur ami, le frère qu’elle n’a pas eu, sa providence. Grâce à lui, elle a de la chance. Il lui en donne chaque samedi.

La beauté, le savoir-faire et la douceur de Lucien la font jouir mécaniquement, pas amoureusement. Ce n’est pas de l’amour comme celui qu’elle a imaginé, celui qui fait chavirer. Lucien n’est pas un prince charmant mais un royaume. Il pourrait lui demander ce qu’il veut, elle le lui offrirait.

Il est fou amoureux d’elle. Il ne pense qu’à elle. Il voudrait la respirer nuit et jour. Ses cuisses, son sexe, ses bras, sa peau, sa bouche, ses yeux, ses reins, son cul, ses mains, ses doigts, sa voix. Elle a tout remplacé. Même sa peur de perdre la vue. Il ne lit plus, n’écoute plus de musique, ne nage plus. Il mange à peine et commence à flotter dans le costume en flanelle.

Au café, il lave les carreaux et les verres propres plusieurs fois par jour pour s’occuper les mains, pour ne pas devenir fou. Il ne pense qu’au samedi. Quand elle rentrera dans l’église, qu’il reconnaîtra son pas, qu’elle plongera sa main dans l’eau bénite, qu’elle saluera son Seigneur d’un signe de croix, tirera la porte du confessionnal, lui sourira, soulèvera sa jupe et n’attendra qu’une seule chose de lui : le nouveau livre en braille qu’il aura apporté.

Au bordel, il payait les filles avec de l’argent, celle-là, il la paye en livres. Il sait qu’elle ne l’aime pas et qu’elle se donne à lui comme se donnent les putains d’Autun. L’amour, c’est l’art d’être égoïste.

Le dernier samedi de l’année 1933, un 30 décembre, Lucien Perrin fait sa non-demande en mariage à Hélène Hel.

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