J’arrive aux Hortensias. Jo est là. Elle est sur le départ. Elle a fait la nuit. Elle a les traits tirés. Elle me parle immédiatement d’Hélène. M’explique qu’on a déjà rangé ses affaires, qu’un autre résident entre à 14 heures et prendra sa place chambre 19. Je demande à voir ses effets personnels. Ils sont consignés dans des cartons dans le bureau de madame Le Camus. Sa fille passera les chercher dans l’après-midi.
– Et toi, tu as des nouvelles ? me demande Jo.
– Je suis allée à l’hôpital hier. Elle est toujours dans le coma, je crois que son corps a lâché l’affaire.
– Justine, elle a quatre-vingt-seize ans, faut pas s’attendre à des miracles.
– Faites tous chier avec l’âge ! Hélène aura toujours l’âge du jour où elle a rencontré Lucien dans l’église !
Jo me demande si ça va. Me dit que j’ai mauvaise mine. Je lui réponds que ce n’est rien, que je viens d’avoir ma grand-mère pendant une heure au téléphone et qu’elle m’a confié des trucs et comme elle ne m’a jamais rien raconté de sa vie, pas même une histoire de Blanche-Neige avant de m’endormir, ça m’a secouée.
Jo me propose de boire un café avec elle pour vider mon sac. J’ai envie de lui répondre que pour une fois, dans mon sac, il n’y aura peut-être pas de mouchoirs mais des histoires bien plus dingues que celles des feuilletons que regardent les résidents à la télé. Mais au lieu de ça, je la serre dans mes bras et lui demande comment elle a fait pour aimer Patrick toute sa vie. Elle me répond qu’elle n’a rien fait, qu’elle a de la chance.
Avant d’aller dans les vestiaires, je monte au dernier étage, la mouette est bel et bien partie. Pour la première fois, j’ai envie de partir moi aussi. De quitter mon travail, ma maison, de sortir de cette vie pour entrer dans une autre.
En redescendant, je passe devant la chambre de monsieur Paul dont la porte est entrouverte. Il n’y a pas eu d’appels du corbeau aux familles des oubliés depuis des mois.
J’aperçois quelqu’un de dos, penché vers lui, qui lui parle à l’oreille. Je vois de la délicatesse dans la façon dont le visiteur tient la main de monsieur Paul, je referme la porte tout doucement.
Je vais chercher ma blouse dans les vestiaires. Je me désinfecte les mains. Je croise Maria.
– Tu fais quoi pour le réveillon ? me demande-t-elle.
– Quel réveillon ?
– Hé, Justine, réveille-toi, la nuit prochaine, on change d’année.
Je me fous de changer d’année. En plus, la prochaine, je ne la sens pas du tout.
– Maria, y a un type dans la chambre de monsieur Paul, tu le connais ?
– C’est son petit-fils. Il vient souvent.
– Ah bon ? Jamais vu avant. Je pensais que monsieur Paul n’avait pas de visites…
– Moi, je le vois tout le temps, en général il passe tôt le matin.
– Ah bon. Première nouvelle.
Je suis rentrée dans la salle de soins. En préparant mon chariot, j’ai pensé à Roman, à l’amour triste, l’amour perdu, l’amour qui n’existe pas. En attaquant le premier couloir, la première porte, la première chambre, le premier bonjour, les premières douleurs, les premiers oublis, les premières insultes, les premières histoires, les premières alèses, j’ai eu envie de mourir à la place d’Hélène. Mais je savais bien que c’était elle qui allait gagner. Elle avait trop d’avance sur moi.