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Hélène n’est jamais retournée au café du père Louis après la mort de Lucien. Elle en aurait été incapable. Trente ans après, quand elle est revenue à Milly pour y finir ses jours selon sa volonté, elle n’a pas souhaité passer devant son ancien café. Elle a prié Rose de l’emmener aux Hortensias sans faire de détour.

Ce café, si démodé à la fin des années soixante-dix avec son vieux juke-box, son mobilier des années cinquante, son parquet sombre et ses vitres teintées, Lucien et Hélène auraient pu le vendre cent fois. Mais ils trouvaient toujours un prétexte pour ne pas s’en séparer, dont le petit Claude.

À partir des années soixante-dix, des lieux plus modernes avaient ouvert. Des brasseries aux grandes baies vitrées, au carrelage blanc, aux chaises en plastique et aux jeux vidéo à manettes qui attiraient la jeunesse. Des brasseries enfumées où l’on entendait des groupes anglo-saxons jouer de la guitare électrique et non pas Brel et Brassens soliloquer à longueur de journée avec Lucien, « le revenant », fumant gitane sur gitane derrière le bar.

Claude a tenu le café du père Louis jusqu’en 1986. À la fin, seuls quelques vieux venaient y boire des verres de vin avant dix heures du matin.

Le café a ensuite été transformé en cabinet médical, un médecin généraliste s’y est installé pendant quelques années. Il recevait ses patients au rez-de-chaussée et avait fait rénover les appartements à l’étage, un qu’il habitait, seul, et l’autre qui était occupé par son employée de maison.

Cela plut à Hélène que son café soit remplacé par la salle de consultation d’un médecin, à ses yeux il n’y avait guère de différence. « Qu’on entre dans un café ou chez un médecin, c’est que l’on veut se faire soigner de la solitude », disait-elle.

Après le départ du médecin, aucun confrère ne s’y installa. Le petit Claude, qui était tombé amoureux de son employée de maison, l’avait suivie quand elle avait quitté Milly.

L’établissement a été rasé au début des années quatre-vingt-dix pour construire des logements sociaux qui n’ont jamais été construits.

* * *

En octobre 1986, après la vente du café au médecin, Claude a rendu visite à Hélène pour lui ramener quelques effets personnels dans des cartons. Elle vivait à Paris, elle avait alors soixante-neuf ans. Elle avait travaillé dix ans chez Franck & Fils, rue de Passy, comme petite main.

Elles étaient treize couturières à travailler au septième étage du grand magasin, dans un atelier clair où la vue sur la rue de Passy et la mouette était imprenable. Elles y faisaient les retouches de vêtements de prêt-à-porter et de haute couture, puis elles les repassaient avant de les emballer dans du papier de soie. Elles étaient toutes assises autour d’une grande table et cousaient soit à la main, soit à la machine, selon les retouches à réaliser.

Hélène y était heureuse et avait longtemps refusé d’en partir. Le chef du personnel lui concéda d’y rester jusqu’à l’âge de soixante-huit ans. Elle vivait dans le XVIe arrondissement, à deux pas du magasin où elle passait encore souvent saluer ses anciennes collègues.

Son appartement lui était prêté par une comtesse qui vivait rue de la Pompe. En guise de loyer, Hélène fournissait quelques robes cousues main à la comtesse et à ses trois filles. Elles choisissaient les étoffes et les modèles qu’elles découpaient dans des magazines, Hélène les réalisait.

Elle habitait au troisième étage. Claude n’a pas pris l’ascenseur. Il a frappé à la porte, son carton sous le bras et le cœur battant à cause des trois étages mais surtout à cause d’Hélène qu’il allait revoir.

Lorsqu’elle lui a ouvert la porte, il y a eu une bonne odeur de cire et de papier. Rien n’avait changé dans sa physionomie si ce n’est qu’elle portait des lunettes et un pantalon. C’était la première fois qu’il ne la voyait pas en robe. Ses cheveux avaient blanchi. Ils se sont serrés dans les bras l’un de l’autre, longtemps.

Claude lui a parlé de Fatiha, l’employée de maison du médecin qui avait racheté le café du père Louis. Une belle Algérienne dont la qualité principale était de rire beaucoup. Hélène lui a dit que Fatiha sonnait comme le titre d’une jolie chanson.

Le reste de l’après-midi, derrière des tasses de thé qu’Hélène remplissait toutes les dix minutes, elle a lu des extraits de livres à Claude. Des livres qui n’étaient pas en braille. Elle en choisissait au hasard dans sa modeste bibliothèque, les ouvrait à n’importe quelle page et lui disait, Écoute, cette fois, c’est toi qui écoutes.

De nombreuses séances chez une orthophoniste avaient corrigé sa dyslexie.

Elle parlait exagérément fort et il aurait été impossible de ne pas comprendre ce qu’elle lisait tant elle articulait. De la voir aussi fière que l’écolière qu’elle n’avait pas pu être, Claude en a eu les larmes aux yeux.

Hélène lui a dit qu’elle avait hâte de retrouver ses parents et Lucien dans l’au-delà, pour leur faire la surprise.

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